LIVRES PAR YVES GANDOIT UN MÉCONNU RENÉ BÉHAINE Le cas de René Béhaine ne ressemble à aucun autre. Avoir figuré dans les premières éditions de la Littérature française de Lanson comme un ales espoirs des jeunes lettres ; éliminé des éditions suivantes, ne s’être pas moins obstiné à poursuivre une oeuvre cyclique intitulée, tout simplement, Histoire d’une Société ; ayant publié les onze premiers volumes de celle-ci aux Éditions Bernard Grasset, rompre bruyamment avec le tsar de la rue des Saints-Pères qui, on le sait, de reste, n’avait pas le caractère commode ; donner tour à tour le Jour de gloire, son douzième tome, au e Mercure de France », Sous le Char de Kdli, le treizième, à Robert Laffont, et enfin aujourd’hui la Moisson des morts, quatorzième du cycle, aux Éditions du Milieu du Monde tel est le destin de cet écrivain pleinement original, qui vit toute l’année à Villefranche-sur-Mer, à l’écart des coteries, et qui, apprécié par des esprits aussi solides ou brillants qu’Albert Thibaudes, René Boylesve, Eugène Marsa », Léon Daudet, Henri de Régnier parmi les morts, Gabriel Brunet, Gabriel Marcel, Daniel Halévy, Jean Cocteau parmi les vivants, demeure, malgré les dimensions de son oeuvre, scandaleusement méconnu, sinon inconnu. A deux reprises, en éditant Avec les yeux de l’esprit dans les Cahiers verts (16z8) puis les Signes dans le ciel (1635) dans la collection «Pour mon plaisirs, Bernard Grasset avait tenté de secouer l’inertie du public. En vain. René Béhaine conservait un cercle choisi de lecteurs passionnés ; il ne parvenait pas à franchir le fossé qui le séparait de la grande audience. Il doit bien pourtant convenir lui-même qu’il est un peu responsable de ce traitement inique. Paris accorde difficilement la palme à ceux qui le négligent. René Béhaine, implacable critique de la société où nous sommes contraints de vivre, à la fois lucide et intransigeant jusqu’au délire, inventeur d’une forme particulière de roman où une pénétrante autobiographie lyrique s’associe à un jugement rigoureux du monde et des hommes, a reçu le silence pour salaire de sa longue peine. L’admirable est qu’il ne se soit pas découragé. Après un mutisme de près de dix ans, la Moisson des morts, avec ses 634 pages compactes de grand format, nous rappelle que ce noble écrivain est encore vivant parmi nous et qu’il est grand temps de lui rendre justice. Ce ne sont pas les agréments d’une intrigue bien nouée, ni le pittoresque des personnages et du décor, ni les miroitements du style qu’il faut demander à René Béhaine. Il est parti comme Proust à la recherche du temps perdu. Mais Proust était un psychologue esthète ; Béhaine est un psychologue métaphysicien ; alors que Proust est un témoin perspicace, mais détaché, Béhaine toujours prend parti. L’histoire de ses héros, Michel et Catherine, ne lui sert que de support pour s’élever à une vision puissante et pathétique de la condition humaine. L’avantage de sa méthode est que, si son oeuvre forme un tout cohérent, chacun de ses quatorze volumes, et notamment la Moisson des morts, peut être lu séparément, car il constitue, outre un morceau de la vie des personnages placés au premier plan, une véritable chronique du demi-siècle. Béhaine peut heurter, voire irriter le lecteur par la force même de ses convictions ; mais on est bien obligé de reconnaître qu’il domine sa matière et qu’il la brasse d’une main souveraine. Un livre comme la Moisson des morts appellerait une longue étude que je ne puis malheureusement entreprendre ici. Après avoir vécu en Suisse pendant les quatre années de la guerre de 1914,618, Michel Varambaud, objecteur de conscience, est revenu en France avec sa femme Catherine et son fils Claude. Il a résolu de reprendre en main sa propriété de famille à Charmont-en-Thiérache. Mille obstacles s’opposent à son dessein. L’histoire de ces difficultés et la façon dont il les surmonte fournissent le thème central du récit, qui, de page en page, évolue du particulier au général. Aucun romancier contemporain, je ne me lasserai pas de le répéter, n’a eu le courage de s’atteler à une oeuvre d’une telle envergure et encore moins de la mener à bien. La Moisson des morts apportera-t-elle enfin à René Béhaine le renom qu’il mérite ? On ne peut que le souhaiter pour l’honneur de notre temps. Rue du Havre. — Quoiqu’il ait qualifié de roman ce petit livre qui tire 6 hue et à dia, je ne pense as que M. Paul Gréeimard se consi-dère commep un romancier. Son t, assaisonné d’un humour un peu facile, se divise en trois parties. La première est consacrée â un vieil homme, Julien Legris, qui n’a jamais eu de chance et qui gagne médiocrement sa vie en vendant des billets de la Loterie Nationale, rue du Havre. Il regarde s’écouler le foule gui descend de la gare Saint-Lazare et imagine la vie des passants. Ainsi l’idée lui vient-elle d’intervenir dans le destin de deux de ces marionnettes humaines: François, jeune décorateur, et Catherine, élève d’un cours d’art dramatique. Il les voit chaque jour à onze minutes d’intervalle, et il SlIffire de retarder l’un pour qu’il rencontrât l’autre. La seconde partie est consauée à François gui embauche Julien comme Père Noël aux Galeries Lafayette, ci la troisième à Catherine, étoile de cinéma d’un jour. Finalement, Julien meurt sur la voie publique et les jeunes gens réaliseront le dessein qu’il forma. (Denoél, édit.) La Mandarine. — On a beaucoup parlé de ce deuxième roman de Aer, Christine de Rivoyre lors des prix littéraires de décembre. Il parait « Sème qu’on va en tirer un film. Bien plus qu’une Œuvre littéraire, c’est en effet un scénario de cinéma. Entendez par là que les personnages ne sont sue des fantoches et que la vérité des caractères n’est même pas effleurée dans cette chronique d’un hôtel de la rue de Rivoli où Mémé Bold, propriétaire de l’établissement et qui courut le guilledou en son temps, la rousse et ardente Séverin, sa petite-fille, mariée à son cousin Georges, et les deux indolents et extravagants jumeaux, Laurent et Baba, mènent une vie pittoresquementinvraisem-blable. On songe à ce qu’un Henri Duvernois eût tiré de ce thème. (Plan, édit.) Pluralité de l’être. — L’épigraphe placée en tête de ce petit livre par Mn.’ Filmée de La Rochefoucauld éclaire son dessein: « Le monde entier n’est qu’un thédtre… Et chaque homme en sa vie joue plusieurs rôles » (Shakespeare, As you like it). En soixante-quinze pages, tant par des citations judicieu-sement commentées que par de pertinentes observations personnelles, elle établit cette « pluralité de l’étre » qui est fonction de notre libre arbitre. « En fait, écrit-elle dans une formule saisissante, les Pyrénées sont en nous.» Il faut lire et relire longuement cet ouvrage mince par le volume, mais riche par la substance, pour y puiser un élixir de sagesse. (Gallimard, édit.) Propos familiers de Paul Valéry. — Que de gratitude on devra au professeur Houri Mondor d’avoir écrit ce livre délicieux et si excitant pour l’esprit. ! Il n’aura même pas manqué à l’auteur de la Soirée avec M. Teste d’avoir eu son Eckermann, mais un Eckermann tellemon plus intelligent, sensible et ouvert que le compagnon de Galbe ! Comment donner une idée de lu richesse de cc livre autrement que par des citations? «La poésie est ce qui ne peut Ore traduit en prose; la meilleure est celle dont le secret résiste… Aucune œuvre d’art n’est tout à fait sincère. » A quai Alain répond.- « 01ilsi, parfaitement sincère! et même mille fois sincère, la part de hasard comprise. » Quantd la préface, elle dresse du poète un portrait aux nuances subtiles et qu’on ne pourra plus oublier. (Gallimard,eilif) Y. G. 61