Ne t’énerve pas, nous allons attendre un autre quart d’heure. Ça aura le temps de se refroidir, là-dedans. s Mais au bout d’une demi-heure le camion ne repartait toujours pas. a Ça devient grave, dit le garçon. Je vais voir ce qui se passe. Horace descendit avec lui. Ils plongèrent tous deux les mains, la tête dans les alambics du moteur. Bientôt des débris de ferraille, des pièces huileuses jonchèrent le sol. Une heure passa. La sueur coulait sur le visage du fils Uri. a Je n’y comprends rien, dit-il. Je vais remonter le moteur. On ne sait jamais… a g=*. Quand lecamion repartit, Horace n’osa pas regarder sa montre. Les premières autos passaient, mass elles allaient presque toutes dans le sens opposé. Horace avait eu la tentation de faire de l’auto-stop, d’arrêter les quelques voitures qui allaient vers la capitale, mais il n’avait pas osé, à cause d’Uri. De toute manière, sa fiancée avait dû quitter le Temple, maintenant… Il ne voulait pas y penser, il n’avait plus la force de penser à rien. Quand le garçon fit demi-tour et reprit la route de Bourguenn, il ne posa pas de question. Ce fut le jeune homme qui dit : a Je retourne chez mon père. On ne peut pas se lancer sur la route avec le bruit qu’il fait. Je prendrai le train de 3 heures, dit Horace, celui que j’ai ‘Manqué hier. C’est drôle, quand sen manque un train, plus rien ne marche… — Alors, c’est roi qui m’as porté malheur et qui ras fait tomberen anne ? demanda Uri sans aigreur. — Je te depmande pardon, dit Horace. C’est sûrement moi. s Une philosophie amère lui venait. Il se sentait pris dans un système absurdement cohérent, absurdement logique. Il n’aurait pas dû se rendre à Bourguenn. Il s’était rendu à Bourguenn. Il ne pouvait plus quitter Bourguenn. Et tout cela parce qu’il aurait dû se rendre à Bourguenn, bien d’autres fois, au temps où sa nourrice vivait encore, et non pas ce jour-ci, ce jour entre tous. On eût dit que la vieille se vengeait. Mais non I C’était ridicule d’imaginer cela. La vérité était beaucoup plus simple, c’était celle qu’il venait d’énoncer à l’intention d’Uri celui qui manque le train qu’il doit prendre, il manque tous les autres. s Tu n’as pas l’air gai, dit le jeune homme. Je suis navré. Mais il n’y a pas de quoi faire la tête que tu fais tu te marieras demain, voilà tout ! — Tu ne connais pas la famille de ma fiancée, jamais ils ne croiront que j’ai manqué deux fois le train, hier, et que ton camion est tombé en panne, ce matin. Er même s’ils me croient, ils diront tous que j’ai eu tort de venir à Bourguenn la veille den mariage ! Il faut reconnaître, commença le jeune homme… — Oh Je sais, interrompit tristement Horace. C’est toujours quand on est dans son tort qu’on manque le train. Ne parlons plus de ça, veux-tu ? — Il est r heure et demie, dit le garçon quand le camion s’arrêta, épuisé, devant le garage de verre. Tu as juste le temps d’aller à la gare prendre ton train. Veux-tu ma bicyclette ? — Oh ! non, dit Horace, merci. s es** Cette fois, le long de la route droite montant vers le petit carré de la gare, Horace ne perdit pas un instant, comme il l’avait fait vingt-quatre heures auparavant, à cueillir des fleurs, à flâner. Et, se rappelant tout le temps qu’il avait perdu la veille, il se demanda,. l’espace d’une pensée, s’il n’avait pas une part de responsabilité, s’il n’avait pas vaguement accepté la possibilité de manquer le train… Il y a toujours beaucoup de choses derrière un train manqué. Après tout, peut-être E uyait-il inconsciemment les responsabilités que sa future belle-famille le disait précisément incapable de prendre en se rendant à Bourguenn la veille de la cérémonie ? Mais non, 40 cette idée était absurde ! Il eût plus volontiers cru que c’était le remords qui l’avait incité à cueillir des fleurs — les fleurs qu’il n’avait pas pensé à faire jeter sur le maigre cercueil de sa nourrice. Il calcula rapidement qu’elle avait dû passer près de quatre mille nuits à l’attendre, à guetter le bruit du premier train. Il méritait vraiment de perdre sa fiancée, et de penser à elle pendant quatre mille nuits, et de… Il marchait vite, il pouvait maintenant penser froidement aux pires éventualités, car il savait qu’il allait prendre le train, revoir sa fiancée, lui expliquer l’enchaînement de circonstances qui l’avait empêché de rejoindre la capitale, et même de téléphoner. C’était cela le plus inexplicable : à vrai dire, Horace ne comprenait plus pourquoi il n’avait pas voulu téléphoner. biais tout cela n’avait pas d’importance. Dans trois heures, il serait arrivé ! Cela lui semblait incroyable, tout d’un coup. Comme cela marche vite, un train, comme c’est bon, régulier, exact ! Il suffit d’arriver à l’heure pour prendre le train, et tout s’engrène parfaitement, la vie tourne rond et les fiancés se retrouvent ! Il suffisait d’arriver à l’heure et Horace avait vingt-cinq minutes d’avance. (Malheureusement, il ne s’agissait pas du train de la veille.) a Vous voilà ! dit le chef de gare. Vous voyez il ne faut jamais s’énerver. Si vous n’aviez pas été aussi impatient, vous auriez pris le train de tg heures, hier, pour Arboria, puis l’express de la côte, et vous vous seriez marié ce matin. Qu’a dit la jeune personne ? — Je n’ai pas pu l’atteindre au téléphone, dit Horace. Mais tout cela n’a plus d’importance. De vive voix, tour s’arrangera pour le mieux. Le train est annoncé s, dit le chef de gare. Quelques personnes attendaient le train. Tout était calme. Tout était normal. Le train arriva. Horace vit la vieille paysanne en descendre, elle ressemblait beaucoup à sa nourrice, avec cette robe ancienne. Pour elle, le voyage de vingt-quatre heures à Arboria avait été un cycle parfait, s’était déroulé au rythme même de la rotation terrestre, un monde tenait entre son départ et son arrivée, la planète avait tourné autour de l’axe inconnu, une galaxie avait disparu, une vie avait changé de sens. Horace prit le train avec un sentiment de victoire : il ne l’avait pas manqué, celui-là ! C’était un bon train, moderne, doté d’une traction électrique, muni d’un wagon restaurant. C’était le même train que la veille. Pourtant, son parcours s’était insensiblement modifié au cours de ces vingt-quatre heures, suivant la courbure de la terre et la fuite irréversible de l’univers à travers l’espace. Et c’était sur un autre horizon qu’il avait basculé, au bout de la céte légère qui, considérée du quai de Bourguenn, semblait donner sur le vide. .*. Chez lui, Horace trouva une lettre de sa fiancée, datée du matin même, à i i heures : a Je sors du Temple, écrivait-elle, après vous avoir attendu plus d’une heure. Le gardien de votre maison me dit que vous êtes allé à un enterrement hier, et que vous avez dû manquer le train de retour vous l’aviez prévenu (dittl), qu’il vous faudrait faire très vite si vous vouliez le prendre… Ainsi vous êtes allé à Bourguenn contre ma volonté, la veille de notre mariage, et sans m’en prévenir I Et vous ne m’avez même pas téléphoné ! Mes parents sont passés à la Direction de la Police on ne signale aucun accident dans le pays. Horace, je vous ai trop aimé, et je vous déteste trop pour jamais oublier que je vous ai attendu une heure au Temple, avec une couronne de fleurs sur la tête, et derrière moi toutes mes amies qui guettaient le moment où je me tournerais pour voir la tête que je faisais ! Ne me donnez pas de nouvelles, ne cherchez pas à me revoir. Quoi que vous me disiez pour excuser votre retard, je ne croirais jamais que vous ne l’avez pas fait exprès. t Dans l’enveloppe, elle avait glissé (ou bien était-ce par mégarde ?) deux petites fleurs de sa couronne, qui ressemblaient aux fleurs maléfiques de la route de Bourguenn. GENEVILVE Gi NNARI.