train, même antique, prend de la vitesse est incroyable. Puis… « Il est interdit de monter dans un train en marche r, dit tranquillement le chef de gare. Tout s’était brusquement immobilisé, autour d’Horace. L’employé le tenait par un bras, le chef de gare par l’autre. Le train filait, dans le sens opposé au train qu’Horace avait vu partir deux heures auparavant. Le silence de commencement du monde était retombé sur le quai de Bourguenn. « Il faut aller coucher à Bourguenn, dit le chef de gare. Vous prendrez le train demain à 15 heures. Dès le début, j’ai su que c’était la seule solution. Mais, à votre place, je télépho-nerais à la jeune personne. w Horace ne répondit pas. Il brûlait de rage et de fatigue. Il haussa les épaules, s’éloigna, reprit la bicyclette. Quand il se mit à rouler sur la route de Bourguenn, il constata que le soleil avait tourné et que le jour baissait. a*. Sur la terre jaune et craquelée, trop sèche, qui s’étendait à perte de vue, le soir descendait comme une rosée. Ni à droite, ni à gauche, Horace n’aperçut un homme, une maison. Cette terre aux herbes rares, aux fleurs sauvages, évoquait la steppe et le désert. Mais cette solitude même convenait à Horace. Un dégoût de tout, une lassitude de tous lui venaient, à la pensée de sa malchance, de la fatalité qui s’acharnait contre lui, la veille de son mariage précisément I De grands oiseaux noirs tournaient au-dessus de la campagne, si on pouvait appeler campagne cette terre aride. Horace crut même distinguer un aigle… Et soudain, tout fut bien. Ainsi, il coucherait à Bourguenn ce soir. C’était un beau village. Un lui trouverait une chambre. Il partirait le lendemain en camion, arriverait au Temple reposé, transformé par une nuit pure et par l’air vif. Sans doute était-ce le message que les fleurs lui avalent lancé, en l’incitant à manquer le train. Un artiste doit se retremper de temps en temps en pleine nature. Un fiancé doit se présenter lavé de toute souillure ancienne, au matin de ses noces, sur le parvis du Temple. « J’ai manqué le train pour Arboria, dit-il au fils du garagiste. Je ne t’en remercie pas moins pour la bicyclette. Si tu veux bien de moi, je partirai avec toi à 5 heures du matin. Je serai au Temple avec un peu de retard, voilà tout. — Au Temple ? — Oui, je me marie demain, et ma fiancée appartient à une religion étrangère. Mais je ne veux pas téléphoner à ma fiancée. Je ne veux pas qu’elle sache que je suis venu à Bourguenn aujourd’hui. Je lui avais promis que je n’irais pas à Bourguenn. — Tu étais à l’enterrement de la vieille personne ? — Je suis son fils adoptif. Mais je dois reconnaître que je me suis mal conduit avec elle. Depuis dix ans qu’elle est retirée ici, je ne suis jamais venu la voir. C’est pour cela que je tenais tant à venir, aujourd’hui je voulais payer cette dernière dette à ma nourrice. La famille de ma fiancée a peut-être raison, les artistes sont de drôles de gens. — Tu aurais mieux fait de venir à Bourguenn au temps où ta nourrice vivait, dit le garçon, mais ce n’est pas un reproche. Je l’ai vue passer quelquefois, sur la place, quand elle marchait encore. Elle n’était pas gaie, la pauvre vieille, toujours toute seule. A la fin, elle était devenue un peu folle. Elle parlait tout haut… — Et qu’est-ce qu’elle disait ? — Je n’y ai pas prêté attention. Il me semble pourtant qu’elle parlait de trains.., qu’elle attendait quelqu’un qui devait arriver par le train. — Ho I n fit Horace. Il devait avoir un air bizarre, car le fils du garagiste reprit précipitamment : « Mais ce n’était peut-être pas de toi qu’il s’agissait. Elle demandait aussi.., oui, je me rappelle, elle demandait toujours si le dernier train était déjà passé. — Ho I refit Horace, je suis puni, je suis bien puni. J’ai mérité de manquer le train. On dirait que je ne suis venu à Bourguenn que pour manquer le train ! Cela aurait été trop beau, n’est-ce pas, de racheter une pareille dette en quelques heures ? Et maintenant il faut que je couche à Bourguenn, est-ce qu’il y a un hôtel ? — L’hôtel est fermé, en cette saison. Pourquoi ne coucherais-tu pas dans la chambre de ta nourrice, chez la teinturière ? — Dans la chambre de ma nourrice I — Non, non, dit le fils du garagiste, je te demande pardon. Tu ne peux pas coucher dans la chambre d’un mort. D’une morte comme celle-là, je veux dire, envers qui tu as des remords. La veille de ton mariage, ce serait de très mauvais augure. Je vais demander à mon père s’il peut te louer une chambre. — Tu sais bien que ton père refusera de me louer une chambre, fit sombrement Horace. — C’est vrai, dit le garçon, je le sais. Nous allons demander au patron de la « Cafeteria s. Ils étaient immobiles, sur le seuil de la porte de verre. Des hommes s’attablèrent à la terrasse du café, de l’autre côté de la place. Sur le pas des portes, des femmes faisaient boire une dernière gorgée d’air, avant de les coucher, aux enfants qu’elles portaient dans leurs bras. Le patron de la « Cafeteria s avait une chambre disponible. Horace dîna à peine et s’endormit rapidement. .** Le lendemain à 5 heures, par un matin frais, il montait dans la cabine du camion aux côtés d’Uri. La route était droite, le ciel blanc, le moteur régulier, tout allait bien. La nuit avait rendu la paix à Horace. C’était le jour de son mariage qui s’était levé, ce matin-là. Un jour de gloire. Le jeune homme lui avait aimablement proposé de le déposer devant le Temple à 9 heures. Horace s était lavé, rasé, il se sentait propre et d’une innocence d’enfant. C’était bien une nouvelle vie qui commençait. Il ne se rappelait même plus qu’il avait assisté, la veille, à un enterrement, que sa nourrice était morte et qu’il avait deux fois manqué le train. Il était réconcilié avec la terre entière. Il faisait chaud dans la haute cabine, le bruit et l’haleine du moteur, de plus en plus énormes, étaient rassurants. Le monde tournait au rythme de ce moteur infatigable, le monde tournait rond, le soleil tournait, tout marchait, tout vivait, tout se déroulait suivant la courbe des astres. Le bruit du moteur monta comme celui de la mer, éclata et mourut, en lame brisée. Le camion ralentit, roula longtemps, sans un souffle, s’arrêta. Le silence retomba. s Ne t’inquiète pas, dit le chauffeur. Cela lei arrive quelquefois. Il va repartir. — Qu’est-ce qui se passe, ? — Je te dis de ne pas t’en faire ! Mon père n’a jamais compris ce qui lai arrivait, de temps en temps. Il a démonté entièrement le moteur et l’a remonté, au moins trois fois, il n’a jamais rien trouvé… Ça n’empêche pas que c’est ennuyeux : sans crier gare, il s’arrête, et rien à faire pour le remettre en marche. — Mais c’est ce qu’on appelle une panne I cria Horace. — Une panne, dit le petit Uri, tu es fou I Je te dis qu’il repart toujours. — Cela lei est arrivé combien de fois ? — Oh ! pas plus de cinq ou six fois… — Et il est reparti chaque fois ? Et au bout de combien de temps ? — Cinq, dix minutes. n Ils mangèrent, puis allumèrent les pipes et ouvrirent la vitre. Le silence était glacé, la campagne, mystérieusement blanche sous un soleil invisible. Les oiseaux noirs, au vol d’aigle, qu’Horace avait remarqués la veille, tournoyaient en cercles bas. Au bout d’un quart d’heure, le garçon essaya en vain de remettre le camion en marche. « Pourtant, ni m’as bien dit qu’il repartait, d’habitude ? demanda anxieusement Horace. — Oui, il repartait tout de suite. Je ne comprends pas… 3g