qui n’établit aucune différence entre les devoirs des hommes et ceux des femmes. Elle n’a pas eu l’air contente que je veuille me réserver cette journée. Je me demande même si je n’aurais pas mieux fait de lui dite la vérité. Mais j’avais l’intention d’aller la voit, ce soir, en rentrant. Et en apercevant ces fleurs, je me suis dit que je n’arriverais pas les mains vides. N’était-ce pas une gentille pensée, monsieur ? Quand j’ai entendu le train, tout à l’heure, j’ai cru que ce n’était pas le mien, que cela ne pouvait pas être le mien. Et puis j’ai constaté que j’étais tout seul, sur la mute, la gare était au bout de la route, très près, et très loin. Ma montre marquait l’heure exacte du passage du train… Je me suis mis a courir. J’ai jeté les fleurs. Plus rien n’avait d’importance. Il fallait que j’attrape le train, voilà tout. Il arrivait très lentement, je l’ai vu s’arrêter. Sa tête dépassait la gare, d’un côté. De l’autre, sa queue sortait. On aurait dit un serpent coupé en deux. Je courais. A un moment, j’ai bien cru que je l’aurais I Il ne partait pas. Il avait l’air de m’attendre. J’ai entendu le bruit de la machine au moment même où j’entrais dans la gare I Vous dites qu’il y a un train pour Arboria dans deux heures ? — Oui. s Le chef de gare désigna la vieille paysanne : « C’est ce train-là qu’elle attend voilà comment on fait pour ne pas manquer son train 1 Prenez celui d’Arboria, puis l’express de la côte. Vous arriverez demain matin à 8 heures 15 à… — A 8 heures 15 1 Mais la cérémonie a lieu au Temple à 9 heures I s’écria Horace. Je n’aurai même pas le temps de passer chez moi, me laver, me changer, me raser I J’aurai Per de sortir d’une nuit de débauche I Il faut que je vous dise, monsieur : je suis artiste, et la famille de ma fiancée était opposée à ce que nous nous mariions. Ils prétendaient que je n’étais pas capable d’assumer les responsabilités d’un ménage. C’est une famille où il n’y a pas d’artistes, ils vendent tous quelque chose. Même ma fiancée, qui ne leur ressemble pourtant pas, vend quelque chose : elle distribue des tracts pieux au Temple, contre un sourire. Vous comprendrez que j’aurai l’air d’un fou si j’arrive en retard le jour de mon mariage, justement le jour de mon mariage, et dans ce costume et avec ma barbe I — II faut téléphoner tout de suite à votre fiancée, dit le chef de gare. Il y a tout de même le téléphone, à Bourguenn. — Je ne veux pas lui téléphoner, monsieur. J’espère encore rentrer ce soir : je vais chercher une voiture. Connaissez-vous un garagiste ? — Je ne connais personne à Bourguenn, je vous l’ai déjà dit. » Il avait l’air piqué dans son amour-propre de chef de gare. e Je vais retourner au village, dit Horace. — N’oubliez pas que le train pour Arboria passe à 17 heures, dit le chef de gare, au cas où vous ne trouveriez pas de taxi I — Je volerai une auto s, cria Horace en s’éloignant. *** Sa brusque décision de trouver une voiture, la facilité du projet, la griserie de l’action lui avaient rendu toute sa fore. Il reprit la route de Bourguenn en chantant. C’était une route rectiligne, taillée comme par une hache à travers des champs aux herbes courtes et sauvages. Horace aperçut son bouquet, abandonné au milieu de la route. Les fleurs s’étaient fanées, en quelques minutes. Il les considéra avec mélancolie. C’étaient des fleurs très ordinaires. Il se demanda comment elles avaient pu lui apparaître d’une espèce rare, voire unique. Pourquoi donc avait-il cueilli ces fleurs, oh I pourquoi ? Tout le mal venait d’elles. Bourguenn était un village modèle, tout neuf, qui surprenait dans cette contrée désertique le village, rasé pendant la guerre qui avait dévasté ce pays, venait d’être reconstruit. Horace ne s’y était pas intéressé, le matin : tout de suite après la céré-monie les quelques personnes venues de la capitale pour assister à l’enterrement de sa nourrice avaient déjeuné dans une salle pompeusement baptisée du nom de « Cafeteria e. 38 Cette fois, Horace remarqua la grande place, la fontaine aux eaux bleues, un garage aux parois de verre. Il entra dans le garage. Un camion, un autocar, une longue voiture roue stationnaient côte à côte. Cela sentait bon l’essence et la poussière. Un jeune homme en bleu de travail écouta avec sympathie le récit d’Horace. e Quatre cents kilomètres aller et retour, départ tout de suite ? dit-il enfin sans s’étonner. Bien. Je vais demander à mon père. Ne bouge pas. » Horace attendit longtemps. Quand le jeune homme revint, il avait l’air triste. « Mon père dit qu’il n’y a pas de chauffeur disponible… — je conduirai moi-même, s’écria Horace, je… — Il n’y a pas de voiture libre non plus, mon pauvre vieux. Tu vois ce taxi, la grande voiture rouge elle est Mservée par des gens qui vont ce soir au spectacle à Arboria. Mais si tu veux bien attendre jusqu’à demain matin tu pourras partir avec moi. Je vais livrer la viande destinée à la capitale, le pars d’ici à 5 heures, j’arrive à 9. — Mais c’est encore plus tard que l’express de la côte qui passe à Arboria cette nuit, s’écria Horace. ,J’ai encore le temps de le prendre, si j’attrape le train de 17 heures à Bourguenn. Est-ce que tu pourrais au moins me conduire à la gare ? — Je vais demander à mon père e, dit le jeune homme. Il revient encore plus triste e S’il n’y a pas de voiture pour quo kilomètres, il n’y en a pas pour 8, a répondu mon père. Prends ma bicyclette, mon vieux. Tu la déposeras à la gare. Tu n’as qu’à dire à l’employé de la gare c’est la bicyclette d’Uri. Je m’appelle Uri. — Merci, dit Horace, merci n, tandis que le jeune homme lui amenait une bicyclette neuve aux reflets de bijou. Il était réconforté par la gentillesse du garçon : tout s’arran-gera, se dit-il, tout s’arrangera I Les gens sont si braves… *** Horace n’avait pas remarqué combien la route montait, de Bourguenn à la gare. Il peinait, sur la belle bicyclette, vite fatigué. Il surveillait l’heure à sa montre, calcula qu’il ne serait pas en avance. Mais la campagne jaune était silencieuse jusqu’à Phorizon. Aucun bruit lointain n’annonçait le train le train aurait un retard convenable. Horace sourit à sa chance. Le train arriva au moment même où Horace entrait dans la gare. La vieille paysanne passa devant lui, ses deux valises au bout des bras ; elle tendit son billet, en portant ses lèvres en avant, à l’employé qui surveillait la porte donnant sur le quai. Le train s’arrêta, vétuste, d’un vert criard. Personne ne descendit. Horace tendit son billet à l’employé. « S’il vous plaît, dit-il très vite, j’ai laissé une bicyclette devant la porte de la gare, c’est celle d’Uri, le fils du garagiste. — Mais ce n’est pas un billet pour Arboria I dit l’employé, et il garda les yeux fixés sur le billet qui portait le nom de la capitale. Il avait un air méditatif, d’une étrange profondeur. — Non, dit rapidement Horace, ce n’est pas un billet pour Arboria, j’ai manqué le train, tout à l’heure. — Il fallait changer votre billet, dit l’employé. Je ne peux pas vous laisser passer. » Horace vit la vieille paysanne, qui avait attendu le train trois heures près du poêle froid de la salle d’attente, se hisser dans le train vert. Il remarqua qu’elle portait le costume du pays, qui ressemblait à celui de sa nourrice. Il y eut un coup de sifflet « Laissez-moi passer ! cria Horace, je vous en prie, laissez-moi passer. » Le train soufflait, ahanait. Horace repoussa l’employé avec violence, passa sur le quai, se trouva nez à nez avec le chef de gare qui repliait son drapeau rouge. « Vous avez encore manqué le train ! dit-il avec une ironie qui, aussi légère qu’elle fût (était-ce même de l’ironie ?), parut insupportable à Horace. — Je vous jure bien que nonl » hurla-t-il en courant le long du quai, parallèlement au train. Il eut le temps de penser que la rapidité avec laquelle un