UNE NOUVELLE INÉDITE DE GENEVIÈVE GENNARI « J’ai manqué le train z, dit Horace. Il n’avait pas dû le dire tout haut î le chef de gare, qui pliait son drapeau rouge, ne releva pas la tête. Du train, Horace ne distinguait plus que le carré arrière du dernier wagon, aspiré comme une bille par la ligne montante de la voie unique. Le carré se rétrécissait vertigineusement. Il devint un dé, un point, disparut. Au bout de la ligne — à — les deux rails parallèles s’étaient rejoints, comme deux fils dans le chas d’une aiguille, et Horace eut l’impression qu’aucun train ne pourrait plus jamais passer, qu’il avait vu basculer le dernier train de l’autre côté de l’horizon. J’ai manqué le train, répéta-t-il. A quelle heure passe le prochain, monsieur, s’il vous plaît ? Le silence, sur le quai de la gare de Bourguenn, était redevenu un silence de commencement du monde. Entre les rails, les hautes herbes s’étaient redressées. Un vent silencieux balayait le quai et, de l’autre côté du quai, la campagne plate. Le chef de gare était entré dans la salle d’attente, Horace le suivit, répéta sa question. « Où allez-vous ? s lui demanda le chef de gare en tournant enfin vers lui un visage las, aux traits tombants. Horace nomma la ville où il se rendait î c’était la capitale de l’État. Il se sentait confusément rassuré par la présence d’une vieille paysanne assise sur un banc, son billet entre les dents, les bras étendus sur les deux valises qui l’encadraient ; et par la pendule ronde, et par le poêle lui-même, refroidi depuis la fin de l’hiver. e Eh bien, dit paisiblement le chef de gare, il faut que vous attendiez le train qui passe demain à la même heure. — Mais je ne peux pas attendre jusqu’à demain ! s’écria Horace, brusquement conscient de l’étendue du désastre. Je me marie demain matin. — Alors, il faut faire un détour, et changer de train à Arboria. Il y a, dans deux heures, un train qui vous déposera à 19 heures à Arboria. Là, vous attendrez l’express de la côte, qui passe vers 2 heures du matin, et vous arriverez demain à… — Mais c’est une mauvaise farce, cria Horace. Il est 3 heures de l’après-midi I Je ne vais pas mettre toute la nuit pour rejoindre une ville située à zoo kilomètres et qui, de surcroît, est la capitale I Il doit y avoir un train, ce n’est pas possible, c’est… — Vous avez manqué le train, dit le chef de gare. Ou bien vous attendrez jusqu’à demain, ou bien vous ferez un détour par Arboria. — Et les autocars ? Il n’y a ‘peut-être pas d’autocars à Bourguenn ? — Il y a des autocars pour Arboria, dit le chef de gare. — Quelle organisation 1 gémit Horace. Quel gouver-nement ! Quel pays ! Pas de train pour une ville située à zoo kilomètres, et qui est… — Vous avez manqué le train, dit le chef de gare. Comment avez-vous pu manquer le train, la veille de votre mariage ? Vos amis n’ont pas manqué le train, eux ! Je viens de les voir partir. Vous étiez aussi de la noce, n’est-ce pas ? Je vous ai vu arriver ce matin. Pourquoi avez-vous manqué le train ? — J’ai cueilli des fleurs, dit Horace. J’étais venu à cette noce, comme vous dites… En réalité, c était un enterrement. J’avais absolument voulu venir, bien que ma fiancée m’ait supplié de ne pas la quitter la veille de notre mariage. Mais c’était l’enterrement de ma nourrice, vous comprenez. Elle s’était retirée à Bourguenn, mais elle n’était pas du pays, c’est sans doute la raison pour laquelle vous ne la connaissez pas vous n’avez même pas entendu parler de son enterrement r — Je ne suis pas du pays non plus, dit le chef de gare. Je suis d’Arboria. Je ne connais personne à Bourguenn. Vous avez d’ailleurs pu constater que la gare est très éloignée du centre. Je ne fréquente que la famille du garde-barrière. — C’est vrai que la gare est loin de Bourguenn. Il y a au moins 4 kilomètres, n’est-ce pas ? Donc, en venant, tout à l’heure, j’ai vu des fleurs le long de la route. Des fleurs comme je n’en avais jamais vu en ville. J’ai d’abord cru qu’il s’agissait de roses poussant en plein champ. — Je n’ai jamais entendu parler de fleurs qui soient parti-culières à ce pays. Mais, je vous l’ai déjà dit, je suis d’Arboria. — Je me suis mis à cueillir des fleurs… — Pour votre fiancée ? — Oui, je ne lui avais jamais offert de fleurs. Tout d’un coup, j’ai eu l’intuition que j’aurais dû le faire. La veille de notre mariage, c’était bien la dernière occasion que j’avais d’offrir des fleurs à ma fiancée 1 Remarquez que je lui ai caché mon voyage à Bourguenn. Je lui ai dit que je voulais enterrer ma vie de garçon, aujourd’hui, que je ne la verrais pas de la journée. Il faut vous dire que c’est une jeune fille moderne, 37