LIVRES P AR Y VI:S GeliIDON MODIFICATION DU ROMAN OU DÉCADENCE ROMAINE ? DEUX livres viennent de paraître la Modification de Michel Butor, et le Vent de Claude Simon, tous deux publiés aux Éditions de Minuit et à propos desquels tout critique intéressé par l’évolution du genre romanesque se doit de prendre position. Est-ce une aurore ou un crépuscule ? Deux jeunes écrivains, de qui les dons ne sont pas niables, nous apportent-ils la promesse d’un renou-vellement ou remplissent-ils un office de fossoyeurs ? Les tyranniques influences subies par l’un et l’autre sautent aux yeux. Leurs maîtres s’appellent Marcel Proust et James Joyce, Michel Butor étant un Proust super-naturaliste, mâtiné d’un Joyce guéri de son érotomanie, Claude Simon renché-rissant sur Proust par l’interminable déroulement de la phrase et ayant emprunté à Joyce un parti pris de brutalité tranquille. Le sujet de la Modification est aussi simple que celui d’une tragédie de Racine. Léon Delmont, directeur parisien d’une fabrique de machines à écrire italienne, marié, père de quatre enfants, a connu, à l’occasion d’un voyage à Rome, l’aimable Cécile Darcella. Son épouse fatiguée l’ennuie. Il a cru trouver dans Cécile la femme de sa vie. Le roman est le récit d’un nouveau voyage qu’il fait de Paris à Rome. Il a décidé de couper les ponts avec sa famille et de faire venir Cécile à Paris. Cependant, lorsqu’il arrive à la gare Termini, rien ne va plus. Sa longue méditation ferroviaire l’a amené à la conclusion qu’il n’aimait pas Cécile mais le dépaysement enivré, qu’avec elle, Rome lui apporte. La nouveauté du roman, si nouveauté il y a, résiderait essentiellement dans la manière. Il est d’un bout à l’autre écrit à la deuxième personne. En voici la première phrase « Vous avez mis le pied gauche sur la rainure de cuivre, et de votre épaule droite vous essayez en vain de pousser un peu plus le panneau coulissant. » On a reproché à Flaubert l’usage lassant du passé simple, à d’autres celui du présent de l’indicatif. Michel Butor a cru découvrir un procédé nouveau, et il n’y a là en effet qu’un procédé, mais infiniment plus arbitraire que tout autre. Reste la technique propre du récit, où la marque de Joyce apparaît. Il y a d’abord le descriptif, et l’auteur de la Modification peut se vanter d’avoir battu à leur propre jeu les naturalistes les plus éculés. Zola, Céard, Dermique sont, comparés à lui, de bien petits garçons. Il ne nous épargne ni une verrue, ni une vibration de wagon, ni une gare, ni un lacet de chaussure. Il concurrence à la fois le Guide bleu et l’inventaire d’huissier. On pensait jusqu’ici que le propre de l’artiste était le sens du choix. M. Michel Butor refuse de choisir. Il dit tout, dans des phrases de vingt à soixante lignes. Il y a ensuite le conteur, celui qui, en dépit de son souci d’originalité à tout prix, doit pourtant filer l’anecdote. La manière de M. Michel Butor consiste à se transporter du présent au passé et à l’avenir avec ce qu’il croit être de la virtuosité, mais qui n’est que piétinement et confusion. Le lecteur de bonne volonté se perd clans cet embrouillamini où jamais l’humour ne place une note éclairante. Il doit convenir qu’il bâille, que le renouvellement du roman annoncé à son de trompe n’est que son escamotage, et qu’on se moque de lui. L’ouvrage de Michel Butor a cependant obtenu le prix Théophraste Renaudot. Cela signifie, sans plus, qu’aux yeux de certains, une fausse originalité, fondée sur l’artifice, peut parfois passer pour la vraie. Le Vent, de M. Claude Simon, a pour mérite principal sinon unique de ne nous âtre pas donné pour un roman, mais modestement pour une « tentative de resti-tution d’un retable baroque ». J’avoue en toute humilité n’avoir pas compris ce que l’auteur entendait par là. Ce que j’ai compris, en revanche, c’est que son livre, dont je renonce à faire l’analyse, traitait un sujet à tout prendre balzacien dans un langage où l’amphigouri le dispute à l’argot et au simple charabia. Les écrivains de la décadence romaine, eux aussi, se croyaient originaux. Le Carrefour des Solitudes. — Christian Mégret a obtenu le prix Fouina pour son douzième roman, après avoir depuis longtemps fait ses preuves. Il in ente des personnages comme il respire ; il joint une imagination brillante à un méfier sûr, et pourtant ce Carrefour des Solitudes est probablement l’ouvrage le plus gratuit qui soit sorti de sa phone. Pourquoi? Parce qu’avant de l’écrire, il et eu le dessin de prouver quelque chose. La petite paysanne soviélique, Khristiesshka, et le noir américain, Buddy, avaient, au départ, fort peu de chances de se rencontrer. Chrislian Mégret a décidé qu’ils se rencontreraient, et son livre est le récit alterné de leurs vies re.spectives. Soit! La matière est ample et le roancier multiplie à plaisir les épisodes pittormesques On dramatiques. Je regrette seulement que le style truffé d’argot ne soit pas mois cnvemionnel que la transe. ( Rosné Biolliard, édit.) Le Chien gris. — Ce deuxième roman de Jacques Consuma révèle une nature sensible, inquiète, ombrageuse et tendre. Un gardien de prisais auxiliaire, Martin, porte le message d’un prisonnier au secret à la maîtresse de celui-ci, Berthe. Une amitié se nouera entre lemessager et la destinataire. Martin quittera sa femme. Le prisonnier au secret se pendra dans sa cellule. Martin enfin sera congédié de la maison d’arrêt pour avoir refusé de dénoncer un innocent. Le chien gris qu’il avait chassé, puis soigné, restera son compagnon. Rien de phis, et il ne s’agit que d’une ouveruire hésitante, incertaine, .5111. des vies larvaires. Mais une profonde humanité se dégage de ce récit Tech simple, uni, quia moment, ne recherche l’effet, et qui, dans la trivialité même, atteint une poésie sourde mais envoûtante par la justesse de l’accent. (Carré«, édit.) La Mort de Benjamin. — Le talent éprouvé de Claire Sainte-Saline ne fléchit pas. Son nouveau roman la Mort de Benjamin (Grasset, édit.),, estaussi fort etut-erre plus émouvant que son Dimanche des Rameaux. Un homme va momir. Un »satin, il croit aller mieux et demande à sa famille de camper avec lui au bord d’un lac de montagne. La fièvre le reprend. On le ramène chez lui et il meurt, mais, entre la première et la dernière page, dix personnages, tous admirablement dessinés, apparaissent et dispa-raissent dans leur vérité. Ce livre, plein de résonances et d’un pathétique sûr dans son implacable progression vers la mort du héros, est d’un romancier de premier ordre. Claire Sainte-Saline ne se pique pas de purisme; osais son style a la respiration puissante, le ryihme large des écrivains naturels. La Jeunesse d’André Gide. — Le Grand Prix de la Critique a été décerné au professeur Jean Delay pour sa Jeunesse d’André Gide (Gallimard, édit.), qui comprend deux forts volumes, le premier intitulé André Gide avant André Walter, et le second, D’André Walter a André Gide. Médecin de grande diagnostic, Jean Delay, avant de rendre son diagnostic, a soigneusement étudié son malade. Sa conclusion est que Gide aurait voulu rester fidèle à sa jeunesse, dans une dispo-nibilité indéfinie. On peut dire que cette œuvre considérable, où les faits semblent parfois un peu sollicités pour justifier la théorie, épuise le sujet. N. B. —La Loi, le roman de Roger Vailland, lauréat du Prix Goncourt, a été analysé dans notre numéro de septembre 1957. 59