THÉATRE PAR ROBERT KEMP de l’Académie ‘nantaise A LA COMÉDIE-FRANÇAISE AMPHITRYON, de Molière, est une pièce ravissante, jusqu’à en devenir mystérieuse. Qu’elle soit le fruit d’une collaboration, et que la voix champe-noise de La Fontaine y fasse par-ci par-là tinter des grelots, je le crois. Je suis moins affecté que Pierre Brisson d’entendre Jupiter « mugueter » — le mot valait bien flirter — car après tout ce n’est point le Zeus homérique aux sourcils hérissés, et médiocre dans le madrigal… c’est Louis XIV impatient de posséder La Vallière ou la Montespan, et qui avait dû perdre du temps à lire le « Grand Cyrus ». L’« Amphitryon 38 » de Giraudoux et son adorable Alcmène n’ont pas renversé la comédie enchanteresse, son aînée de 1668. Elles forment un couple élégant, raffiné. La plus vieille est rythmée comme un cahier de chansons, vive, malicieuse, secrètement voluptueuse et coquine… La Comédie-Française vient d’en donner une représentation que tout le monde devrait voir ; en même temps raffinée et assez critiquable. Le raffinement naît du travail de Mme Suzanne Lalique, grande artiste chichement fêtée, dont le décor est une merveille irisée, et les costumes d’un faste éblouissant, propre à mettre en ironie et en gaîté ; ce qui est bien moliéresque. Le critiquable, que j’ai du chagrin à relever, peut être imputé à l’un des plus merveilleux comiques de notre temps, à Robert Hirsch lui-même. Hirsch a une verve, une sûreté, une imagination dans le geste jet l’intonation qui sont étour-dissants. C’est le ténor de la troupe, et de toutes les troupes d’aujourd’hui. Je ne lui ai jamais rogné les éloges. Je l’aime de tout mon cœur. Mais dans le rôle miraculeux de Sosie, le plus excitant qui existe pour un grand acteur de finesse et de rire, il en a comme on dit « beaucoup trop mis ». Il s’agite, gesticule, s’écar-tèle pour des saluts à la grecque, les bras tendus, fait des sauts de sauterelle, se détend et s’avachit. Il fait plus de grimaces qu’il ne dit de mots. Pourquoi s’être fait cette tête de Pierrot malade dont la chair aurait trop bouilli dans le pot-au-feu? L’inconvénient de cette mimique, ingénieuse mais encombrante, est qu’elle tue le texte, et efface le rythme des vers. Hirsch, pour mieux s’aban-donner à sa virtuosité physique, suspend un vers où il lui plaît, et ne le conclut qu’après des secondes interminables de mines drôles, de graillonnements et d’agitation des membres. Le vers y perd son relief, sa subtilité, son ironie. La musique des mots, désarticulée, étouffée, se meurt. ll a l’air — ce qui n’est pas, j’en jurerais, dans ses projets — de tirer tout à lui et de vouloir réduire à rien ses partenaires… Je sais que le soir de la générale, après une heure de suspension du spectacle provoquée par la grève des machinistes, les comédiens étaient énervés, surexcités… Mais je ne puis parler que de ce que j’ai vu. Je compte retourner à « Amphitryon », et si le cher Hirsch — infaillible hier dans un rôle de second plan du « Sexe faible », dont il a fait une merveille de vérité accentuée et d’esprit — s’est amendé, je prendrai un porte-voix pour l’annoncer! Auprès de lui, personne ne compte plus. Alcmène, elle-même, incarnée dans le corps et le visage et la voix délicieuse d’Yvonne Gaudeau ! Une artiste si délicate et si intelligente a laissé tomber le rôle étonné, secret, si joliment sensuel, que Bartet trouvait elle-même difficile, périlleux et, par suite, important… C’était l’époque où Francisque Sarcey emplissait trois colonnes de son feuilleton au fameux « et le souper fini nous fûmes coucher », gonflé, il est vrai, de sous-entendus, de soupirs amoureux encore frémissants. Tout le personnage a tourné à l’insi-gnifiance. Oh I Mme Gaudeau prendra sa revanche et j’y compte bien. Mais on a le devoir de lui signaler qu’elle a défailli, ce soir-là. Charon, en Amphitryon, et François Chaumette ont été louables, certes, et de fière prestance. Mais les douceurs, les sucreries de Jupiter n’ont fait maugréer personne : elles se heurtaient à l’inattention générale. Par bonheur, nous avions écouté auparavant une adorable interprétation de la y Critique de l’École des femmes », un chef-d’œuvre dont la perfection étonne à chaque nouveau contact. Sans doute Clariond n’était pas là pour donner au marquis, tout enchifrené dans son rabat de dentelle, une gigantesque drôlerie! Mais le jeune Descrières, toussant le o tarte à la crème », le nez enfoui dans son mouchoir, était excellent. Clariond était inattendu, prodigieux. Le bon Chamarat représentait au mieux Lysidas, avec sa jaunisse d’envie et son pédantisme géant. Enfin, les trois femmes étaient exquises! Mue Boudet, sémillante et menteuse, Hélène Perdrière, de beauté fine et de raison parfaite. Quant à Marie Sabouret, je ne sais si j’ai été pris de vertige, mais elle m’a donné une joie inoubliable par sa grâce et par le bonheur de ses nuances. Elle n’est nullement la Climène voulue par Molière, et l’on eût dit encore qu’elle n’était pas sûre de son texte… La gerbe de ces erreurs formait un enivrant ensemble ; quelque chose de rare, d’imprévu. Une magie! M » ecremmare et M. jean Piet Jans„ Amphitryon ». Décor de Suzanne Lalique. Phot. Lama ir, AU THÉATRE DE PARIS Il est étonnant que la seconde représentation, par le mérite et par la joie du public, soit la branquignolade des Pommes à l’anglaise, réglée comme un moteur de luxe par Robert Dhéry, avec le secours important de G. Calvi pour la musique et surtout de Colette Brosse pour la chorégraphie. Tout en est comique et singulier, pour (‘œi( et pour l’oreille. Et c’est un tableau humoristique, critique mais affec-tueux, de certains aspects de Londres où Dhéry et ses camarades, les «Branquignol », viennent de vivre deux ans. Une guirlande de gags dont les plus vifs et les meilleurs sont peut-être ceux qui passent devant le rideau, l’espace d’un clin d’œil, le temps de quelques mots à la volée. C’est d’une invention char-mante, réjouissante; et cela est né dans le plaisir de vivre et de s’amuser soi-même. Deux heures charmantes. Les danses enflamment, le dialogue excite. Cela ne tiendra pas devant l’avenir, mais le présent est ravi! AU THÉATRE EDOUARD-Vil Le Monsieur qui a perdu ses clefs ne contient guère qu’une bonne scène au début, où 101 monsieur vient au commissariat déclarer la perte de son trousseau. On y reconnaît des reflets de Jules Moineau et de Courteline son fils… De bons acteurs, Jean-Jacques, Duvateix et l’aimable Claire Maurier pourront-ils en être les bouées de sauvetage? Je le souhaite sans trop y croire. AU THÉATRE NATIONAL POPULAIRE Je passe très vite sur le Malade imaginaire, déformé en farce à l’italienne et fastidieux, sauf à la fin, dans la cérémonie carnavalesque et violemment coloriée, bariolée. Ce n’est plus le Malade, pièce intensément « bourgeois de Paris », et dont le parfum mélange celui des clystères et de leurs conséquences au fumet du « bon gros bœuf » à la rainette. Disons : une erreur… Passons l’éponge, et pressons-la sur l’ardoise. AU THÉATRE DES ARTS Enfin il me faut bien, puisqu’elle a causé de si douloureux remous, parler de la Reine de Césarée que 114.e Cocéa a eu la personnelle imprudence de monter. Signée d’un autre nom que celui de Robert Brasillach,’ cette réplique de la Bérénice de Racine neût pas agité l’opinion. Nous pouvons la qualifier de ban travail scolaire, de canular (sur le mode grave et pompeux) à la façon normalienne. Titus y est plus calme, plus raisonnable que dans Racine. Il a accepté les volontés de Rome, hostile aux gens d’Asie et à la race vaincue de Judée; il suit les avis véhéments de Paulin, le terne Paulen du xve siècle, imbibé des vieux natio-nalismes du xxe. On y insiste sur les origines étrangères de Bérénice plus que Racine n’eût jamais songé à le faire, lui qui allait choisir Esther et Joad pour héros, et les exalter. On alourdit sur Bérénice un reproche qu’il laissait discrètement dans la pénombre : à savoir qu’elle a quatorze ans de plus que son amant. C’est une tragédie en prose à laquelle le quali-ficatif haï de Flaubert, distinguée, s’applique « comme de cire », eût rugi Faguet. Mais en dire son avis, sans passion, en essayant d’être juste n’est pas une sinécure! Cela m’a valu, des deux partis en guerre — une guerre qu’on eût pu se dispenser de rallumer — des lettres grossières, maudissantes et d’une fureur tisane exaspérée. par-