Lorsqu’en 1821 la santé de l’Empereur s’aggrave soudainement, la sollicitude de Bertrand redouble ; il voudrait ne plus quitter son maître « J’ai passé tant de nuits près de vous comme aide de camp, je puis bien en passer quelques-unes comme valet de chambre. De quelque manière que je vous sois utile, peu m’importe, il me suffira d’avoir été bon à quelque chose. » Mais le malade reste maussade, répond laconiquement ou durement ; le Grand Maréchal est mal en cour… Pourquoi ? Parce que Napoléon ayant vu sa favorite Mme de Montholon quitter Sainte-Hélène a voulu la remplacer par Mue Bertrand et que celle-ci n’a pas consenti à se rendre… Personne vive, orgueilleuse, entichée de noblesse, M., Bertrand n’a accepté qu’ason corps défendant de partir pour Sainte-Hélène ; elle a même tenté de se suicider, de se jeter à la mer. Apparentée à l’ex-impératrice Joséphine, elle ne manque pas d’un certain charme créole qui a séduit l’Empereur et celui-ci ne supporte pas son échec. Avec le cynisme d’un fiévreux, il crie à la face du maréchal que le pseudo-médecin Antommarchi est l’amant de sa femme, insulte celle-ci avec une rage concentrée. Bertrand l’écoute, immobile, muet. Quelques jours après, il réitère à l’Empereur son offre de le garder dès que cela pourra lui être agréable, puis va dans le jardin de Longwood et lui rapporte une rose… Mieux encore, il lui assure que M., Bertrand « serait une excellente garde-malade, qu’elle est admirable, le garderait de jour et de nuit, que rien ne lui coûterait ». Napoléon répond qu’elle a trop de présomp-tion cela, dit-il, l’éreinterait ; elle a manqué à son rôle depuis ‘six ans, elle aurait dû dîner avec lui, du moins faire sa partie le soir. « Eh bien, répond Bertrand, elle a voulu réparer cela, elle le veut encore. » Le 26 avril 1821, Mue Bertrand se présente à Longwood. L’Empereur ne la voit pas. n J’ai craint u émotion, avoue-t-il à Montholon. Je lui en veux de n’avoir pas été ma maîtresse. Je veux aussi luine donner une leçon. » Le lor mai seulement, il consent à la recevoir… et engage la conversation sur les diverses qualités des eaux que l’on trouve à Sainte-Hélène… Dans les cahiers de Bertrand, aucune trace d’indignation, de rancune — du chagrin seulement, de la pitié pour les violences d’un malade rebelle. S’il n’a pu retenir ses larmes quand Napoléon l’a traité avec dureté, il reprend vite son calme… et en même temps la confiance de l’Empereur à son égard reparaît comme si rien ne s’était passé. Pieusement, Bertrand enregistre toujours les moindres mots, les moindres gestes, les moindres symptômes qui marquent la fin de celui dont il est plus que jamais l’homme lige ; il ne le quitte plus, s’émeut en le voyant « supplier pour une cuillerée de café, solliciter la permission… Dans d’autres moments, il envoyait paître ses médecins et leurs conseils et faisait ce qu’il voulait. Il a à présent la docilité d’un enfant. Voilà le grand Napoléon misérable, humble ». Parfois un éclair, une vision du passé. Bertrand avait déjà observé « L’Empereur a un cceur romain ; il aime son enfant, mais il ne l’aime pas comme j’aime les miens. Il ne faut pas exiger des hommes ce que leur caractère, leur position ne comportent pas et l’on n’en doit pas moins estimer l’Empereur. » Maintenant il l’entend dire du roi de Rome c’est «un tudesque ». Travaillé d’une soif ardente, le moribond répète sans cesse « Drink, Drink »… puis ce sont d’inter-minables interrogatoires sur les médicaments, sirops, vésicatoires, sur le temps qu’il fait… Le 3o avril, Bertrand juge opportun de révéler à Napoléon l’existence du journal qu’il tient depuis cinq à. six ans. « Il fallait crier très fort, écrit-il. Il a dit : « Ah I », a regardé d’un mil assez égaré, a fermé les yeux et n’a plus répondu. » Un journal ! Naguère pareille nouvelle l’aurait passionné, peut-être inquiété. Aujourd’hui, qu’est-ce ?… D’heure en heure, le Grand Maréchal note minutieusement les étapes dernières, osant à peine fixer les yeux sur son maître de peur que celui-ci ne discerne l’inquiétude dans ses regards. Durant la nuit du 4 au 5 mai 1821, il écrit « Quelques hoquets, plaintes sourdes, après des gémisse-ments ; il bâille, a l’apparence de beaucoup souffrir, a dit quelques mots qu’on n’a pu entendre, sauf un : « A la tête de l’armée. » Dans l’après-midi, « à cinq heures quarante-neuf minutes, l’Empereur a rendu son dernier soupir. » … Vingt-six ans plus tard, le 5 mai x847, le Grand Maréchal Bertrand est inhumé sous le dôme des Invalides à côté du tombeau de Napoléon. Cet homme brave, ce brave homme n’a pas usurpé sa place. J. LUCAS-DUBRETON.