ALCACER. Ne restez pas trop longtemps à Séville. Le Commandeur est bien en cour. Vous avez été l’amant de sa fille. Il y a les gens qui plaisantent avec ces choses et les gens qui ne plaisantent pas avec elles. DON JUAN. Je reste pour la petite de qui j’ai fait connaissance hier, et qui me donnera peut-être quelque chose d’elle aujourd’hui. Le monde est racheté par ce moment de la créature humaine où elle est désirable et où elle consent. C’est vraiment cela qui rachète tout. Chaque fois que je fais tomber une femme, c’est comme si c’était la première fois. Le seul ennui, avec les jeunes personnes, est que, pendant que l’on fait l’amour avec elles, on ne peut pas le faire avec d’autres, ni même être à la chasse d’autres. Mais elle m’a laissé sur un « Je viendrai I » de la plus grande fermeté. Cette fermeté m’a fait mauvaise impression. Elle ne viendra sans doute pas. (Il regarde sa montre.) Non, je sens qu’elle ne viendra pas. Pourquoi est-ce cinq minutes seulement avant l’heure du rendez-vous que l’on comprend enfin que l’objet attendu ne viendra pas ? ALCACER. Elle vous est du moins une magnifique occasion de perdre votre temps. DON JUAN. Peu importe le temps perdu dans une affaire de galanterie. Je lui ai apporté un petit bouquet de clématites, accordé à la modestie de son âge. Car elle a quinze ans. Quinze ans et moi soixante-six. J’aime que les âges soient bien appareillés en amour. Et les succès de l’empereur Tibère, âgé de quatre-vingt-deux ans, auprès des enfants au berceau sont bien connus de l’histoire. Veux-tu tenir le bouquet de clématites ? Un homme qui porte un bouquet est ridicule. C’est une des vengeances de la femme. (Il lui met le bouquet dans les bras.) Me voilà débarrassé de la fleur bleue. ALCACER. Et si elle vient avec son papa ? DON JUAN. Le papa marchera à cinq mètres d’elle exactement, et s’accoudera avec négli-gence d’un côté du pont, tandis qu’elle s’accoude de l’autre. Mais nous connaissons la musique. ALCACER. S’il y a papa, elle sera mieux habillée et mieux coiffée qu’à l’ordinaire, en prévision de l’algarade, où il faut qu’elle fasse fière contenance. Ne pas se donner, —« donner », — et prendre des airs quand on se sent importante. DON JUAN. Dissimulons-nous, ouvrons l’oeil, ne bougeons pas d’un pouce. ALCACER. Bouclons notre ceinturon, et faisons trois inspirations profondes. DON JUAN. Mordons-nous les lèvres. Soyons jeune. ALCACER. Frisons la moustachette. UN PASSANT, à Don Juan. Monsieur, vous ne connaissez pas la rue de la Navidad ? DON JUAN. Vous tournez à droite, puis vous prenez la rue San Lucar, et ensuite vous demanderez. (Le passant s’en va et tourne à gauche.) Dire qu’on ne peut pas attendre une femme, tous les nerfs à. vif comme à dix-huit ans, sans qu’un passant vous demande son chemin. Et prenne dans la direction opposée à celle qu’on lui a indiquée. DON BASILE, passant, entouré de dames. Don Juan est pour l’heure à Valence, je le sais de source certaine. Il n’ose pas revenir à Séville, et savez-vous pourquoi ? Il a fait une 61