épigramme célèbre et par cette maxime, d’autant plus piquante qu’on pouvait la retourner contre lui, coupable de maints écrits clandestins « La vie d’un forçat est préférable à celle d’un faiseur de libelles ; car l’un peut avoir été condamné injustement aux galères et l’autre les mérite. En regard de ses victimes, le libelle peut aussi aligner ses martyrs. On n’évoque pas sans horreur deux châtiments approuvés par Louis XIV. En 1689, une brochure dirigée contre l’archevêque de Reims, Le Tellier, frère de Louvois, circula sous un titre transparent le Cochon mitré. Son auteur, un nommé Chavigny, fut conduit au mont Saint-Michel où il passa trente années, enfermé dans une cage de fer. En 1694, dans l’indifférence du temps aux exécutions capitales, deux hommes furent pendus en place de Grève, un compagnon relieur et un garçon imprimeur, convaincus d’avoir imprimé, relié et débité un libelle contre le mariage du roi avec Mme de Maintenon. Même sous la torture, les pieds broyés par les brodequins, les tenailles aux aisselles, les deux inculpés n’avaient pas nommé l’auteur de l’écrit rare exemple de conscience professionnelle. Aucun exemplaire de ce livret n’est venu jusqu’à nous ; on l’a vaine-ment recherché en Hollande, lieu d’écoulement habituel de cette sorte d’ouvrages. Nous savons seulement que le frontispice en reproduisait la statue de Louis XIV érigée sur la place des Vic-toires. Les quatre allégories qui se dressaient aux angles du piédestal avaient été remplacées par quatre portraits La Vallière, Fontanges, Mon-tespan et Maintenon tenaient le roi enchaîné. Les favorites, comme on s’en doute, fournirent toujours bonne matière aux libellistes. Mais les attaques contre Pompadour ou les quatre filles du marquis de Nesle, toutes maîtresses de Louis XV, sont des pluies de roses lorsqu’on les compare à certaine lettre adressée A la plus grande… de Paris, et signée Belzébuth. Cette lettre ayant paru sous le Directoire, il est difficile de ne pas y reconnaître la citoyenne Tallien. Le diable devenu prédicateur lui reprochait ses maris successifs, ses bâtards sans nombre, « ses diamants aux pattes de devant, ses diamants aux pattes de derrière », la « mer-veilleuse » se plaisant à porter des bagues jus-qu’aux orteils. On l’accusait surtout, maîtresse de Barras, de ruiner l’État et d’avoir fait du ci-devant Luxembourg une maison de débauche. Après des accusations si graves, il va sans dire que les libelles d’aujourd’hui paraissent anodins. Nos auteurs s’attaquent aux mœurs beaucoup plus qu’aux personnes, et c’est incidemment que les contemporains sont égratignés. Quand on s’en 25 tient aux généralités, la charge est vigoureuse ; elle s’émousse contre l’individu. Au reste, per-sonne ne pourrait écrire, sans tomber sous le coup des lois qui répriment la diffamation, le quart des vérités assenées par un Juvénal, par le Hugo des Châtiments ou, plus modestement, par Lagrange-Chancel. Cela dit, nous avons nos carquois et nos venins ; et la cruauté gagne en perfidie ce qu’elle perd en franchise. Seconde différence les libelles n’appartenaient pas à la littérature. Ouvrages anonymes, grossièrement écrits, ils visaient bas. Même lorsqu’ils se raidissaient, sur l’aile des Muses, l’honnête homme se refusait à les lire. Le maréchal de Richelieu, pris entre l’honneur et son goût du scandale, soupirait d’abandonner ces lectures « à la canaille ». Un mot de Beaumarchais, qu’on ne s’attendait pas à entendre invoquer en pareille matière, résume le sentiment général ; Qu’il fasse des libelles, dernière ressource des lâches. » En fait, le libelle relevait moins des Lettres que des lettres de cachet. De nos jours, ces petits livres ne sauraient être tenus en marge de la littérature pour la raison qu’ils sont signés, et par d’excellents écrivains. Je vous engage à lire les Enfants naturels, d’Audiberti, qui me paraît être jusqu’ici le chef-d’oeuvre du genre. Dans la même collection, chez Fasquelle, Michel Déon a donné une Lettre à un jeune RastIgnac, élégante, incisive, délicieuse ; Salvador Dali s’est livré à un joyeux massacre en dénonçant Les Cocus du Vieil Art Moderne, tandis que Paul Sérant et Jean Cau attaquaient la politique, le premier dans Gardevvous à gauche, le second avec Un testament de Staline. D’autres noms, et des plus éclatants, sont inscrits au programme. On n’est pas surpris d’y rencontrer des plumes aiguisées Marcel Aymé, Jacques Perret, Roger Peyrefitte, Jacques Laurent, Roger Vaillant, Robert Kanters ; mais on y trouve aussi Mme de Vilmorin, Mme Deh arme, Mlle Sagan. Faut-il en conclure que tous nos contemporains ont des vérités sur le cœur ? Voici, dernier paru, le libelle de Philippe Jullian. En une centaine de croquis, le Cirque infernal nous montre la comédie mondaine qui se poursuit au Père-Lachaise. Ainsi Forain réunissait, durant l’Affaire Dreyfus, les terribles dessins qu’il en faisait. Ainsi Sem et Cappiello criblaient Paris dans leurs albums. Cela est féroce avec allégresse, risible et pitoyable, comme la vie. Je vous recom-mande la description du cimetière insérée dans l’Introduction. Philippe Jullian observe que la dis-tribution démographique du Père-Lachaise est exactement celle de la capitale. « On pense mal, écrit-il, le long du Mur des Fédérés… » Ces traits dépassent le genre ; mais c’est par là que le libelle empiète à son tour sur le pamphlet. – PAUL LORENZ.