LIVRES LA LOI ou d’un nouveau réalisme Depuis Drôle de jeu, Roger Vailland n’avait écrit aucun roman de cette qualité. Ce n’est pas qu’il soit parfait. Roger Vailland, écrivain de race, a le tort de donner dans certains godant d’aujourd’hui sur l’inutilité du style et ce qu’un jeune essayiste a appelé t le degré zéro de l’écriture ti. Nombre de négligences, probablement volontaires, éton-nent chez un écrivain de sa valeur. Page 19, page 21, page 194 et ailleurs, par exemple, il parle d’une femme t en train de tricoter de notables en train de prendre l’apéritif », et il sait, de toute évidence, que l’expression est vicieuse. Mais laissons cela. La Loi (Gallimard édit.) se passe de nos jours dans un petit port de l’Italie méridionale que l’auteur connaît bien, et il y a quelque chose d’unanimiste dans son propos. Ses pittoresques personnages vont de don Canner, riche propriétaire terrien, qui use de l’antique droit de cuissage, à Matteo Brigante, qui pratique avec bonheur le » racket » à la mode américaine, du beau commissaire Attilio au juge Alessandro, le paludéen, de la tribu servile des Julia, Maria, Elvire, maîtresses successives de don Cesare, à l’énergique et gracieuse Mariette, de Lucrezia, sentimentale épouse du juge, à la Giuseppina, maigre et vive comme une chèvre, de l’infor-tuné Tanin, époux trompé de Maria, au haillonneux Pippo, chef des paglioni, jeunes voyous du pays. Roger Vailland brasse toute cette société singulière d’une main puissante et l’intègre dans une nature brillée où sévit le solleora, le » soleil lion », et où les vents ardents du Sud, le sirocco et le libeccio s’affrontent au large. L’amour est la grande affaire de ces marionnettes italiennes à la fois passionnées et très proches de l’animalité. Seul domine la situation don Cesare, ex-monarchiste, qui, parvenu à l’âge de soixante-douze ans, ne croit plus à rien, se désintéresse de la vie sociale et ne s’occupe plus que de déterrer ou d’arracher à la mer les antiques » de la cité hellénistique d’Uria, laquelle occupait l’emplacement de Porto Manacore, au pic siècle avant notre ère. Qu’est-ce que la loi » ? C’est d’abord tin jeu pratiqué à Porto Manacore. Par les dés ou les cartes, il désigne un » patron » qui a le droit de louer, de blâmer ou d’injurier à son aise les perdants. C’est aussi, dans l’esprit de don Cesare, la faculté d’abattre les structures périmées et d’ouvrir de nouvelles voies à la vie des sociétés. On retrouve ici la philosophie familière à Roger Vailland et certain réalisme socialiste » cher à l’idéologie marxiste. Ce que l’on ne peut nier, c’est la vigueur et la couleur de ce roman qui brosse un tableau saisissant d’une petite ville italienne où règne l’absurdité liée à un dérisoire et profond amour de la vie. Avec des moyens très diffé-rents et un mépris délibéré du style, Roger Vailland est un peu au roman d’aujourd’hui Ce que fut Mauriac au roman de 193e. Il a lu Malraux sans oublier Stendhal. Reste que son amoralisme, renforcé d’un érotisme qui ne s’embarrasse grare de périphrases, n’en fait pas un auteur pour la jeunesse. TROIS OISEAUX ou le fantastique quotidien Un petit roman, la Veuve en feu, et deux nouvelles de moindre importance, l’Effraie et l’Oiseau narré, forment la matière de ces trois récits qualifiés par l’auteur clé »entes fantastiques ». André Boucler assurément se meut avec aisance dans ce onde situé à égale distance du rêve et de la réalité. Il fait plus penser à Hoffmann qu’à Edgar Poe. Rien de funèbre dans ses imaginations, mais un sentiment à la fois burlesque et apitoyé de la vie, et une légère marge laissée à l’hypothèse lui permet d’entretenir le lecteur dans Cette inquiétude active sans quoi le monde serait si fade. Le premier des trois oiseaux » est à cet égard particulièrement significatif. Ce Charles-Nicolas cl’Ostaberre-King, rencontré par le jeune Byons dans un music-hall pendant les répétitions d’une revue, où tous deux sont des spectateurs clandestins, est-il vivant ou mort, fou à lier ou sentimental périr ? De même, jusqu’à la fin, nous restons dans l’incertitude sur la véritable identité de Paolita Peak et de Lydia Alexeïevna. Nous évoluons, à la suite de l’auteur, dans une sorte de songe éveillé, où la mémoire joue son jeu autant que l’imagination et ou la psychologie traditionnelle n’a plus cours. L’Effraie, plus près du rée/, garde cependant un accent & mystère. Quant à l’Oiseau nacré, nouvelle version de cette l’Oiseau rlr désordre qui marqua en 1925 les brillants débuts d’André Boucler, il montre combien le talent de l’écrivain s’est depuis assoupli et confirmé dans les diverses directions indi-quées par son premier essai. J’aime beaucoup ces bers (Grasset, édit.). LA COMMUNALE l’humour à l’école Les humoristes sont des myopes. Ils regardent les êtres et les choses de si près qu’aucun détail ne leur échappe. Il leur reste à ne retenir que le détail savoureux, celui qui frappe à la fois par son exactitude et son imprévu. M. Jean L’ilote, dans la Communale (Edit. du Seuil), répond parfaitement à cette définition. L’histoire qu’il nous conte à la première, personne est celle du fils d’un insti-tuteur de Lunéville entre les deux guerres, et proprement en 1936-1937. On y voit urtout, non sans surprise, que la province française — ou certaine province française — malgré l’automobile, l’avion, le réfrigérateur et, d’une façon générale, ce qu’on est convenu d’appeler le progrès, n’a guère changé depuis un demi-siècle. A fort peu de chose près, en _PAR YVES GANDON effet, la piquante suite d’anecdotes dont est composé son livre aurait pu être située en 191o, sinon en 19oo. Son honnête homme de père exerce son métier en conscience, une conscience qui ne saurait en aucun cas être effleurée par le soupçon du ridicule. Jean L’Hote enlève ses tableautins d’un trait vif et sec, qui provoque un rire salubre et attendri. L’achat de l’automobile qui excite la jalousie de toute la ville, l’utilisation inter-mittente de celle-ci, l’enterrement du grand-père, les scènes du certificat d’études, la façon dont la Cannois de Bizet est montée du théâtre municipal avec la participation es enfants de l’école, et, pour terminer, le désopilant voyage de Lunéville à Lourds avec le jovial oncle Henri, tels sont les principaux thèmes sur lesquels s’exerce une verve qui ne se trouve jamais à court. Le style est un peu gris et parfois aux limites de l’incorrection, mais il appréhende bien son objet, dans une cocasserie constante et obtenue comme sans effort. Des dessins volontairement naïfs de Paul Grimault l’illustrent dans le même esprit. La Conœnu-nale se lit d’en litait à l’autre avec un vrai plaisir. LA NUIT DE LA CHANDELEUR une nuit romanesque Ce qui saisit de prime abord chez Danielle Roland, auteur de la Nuit de la Chandeleur (Grasset, édit.), c’est la fermeté du style, qui joint la couleur à la saveur. Ce village perdu de l’Ardèche, ou plutôt cette maison isolée à l’écart du village adossé à une colline où s’élève uneruine féodale, nous est sensible en quelques phrases bien frappées. Dans ce farouche décor, un drame se noue et se dénoue, qui ne dure pas plus d’une nuit. Il n’a que trois acteurs : le couple Victor Maria— lui, honnête et simple paysan de quarante-cinq ans ; elle, courageuse femme de quarante ans, élevée par l’Assistance publique — et une passante, jeune, apparemment peu chiche de ses faveurs, avec l’air l’a d’un animal traqué, pris au piège ». En pleine nuit de la Chandeleur, la passante frappe à la porte de la chaumière. Elle porte dans ses bras un enfant de quinze mois, Patrick. Elle pretend s’être égarée. D’après ses dires, elle aurait été abandonnée par son fiancé, elle est sans ressources, accepte de confier son fils au couplesans enfant, et ‘part dans la nuit. Là-dessus Victor et Maria se mettent à imaginer l’avenir de cet enfant tombe du ciel et qui va changer leur vie. Ils sont au comble de la joie quand la fille revient chercher le petit. Elle n’a pu se résigner à vivre privée de lui. C’est tout, mais dans ce bref espace de temps Danielle Roland a su faire frémir toute l’angoisse humaine. C’est à peine un roman, tout au plus une longue nouvelle. C’est, en tout cas, un livre réussi. Y. G. 61