dû lui faire un bien extraordinaire. Elle lui demande sèchement s’il est heureux. Oui, répond-il, très heureux. Et le gros poisson d’argent se porte-t-il bien ? — Le gros poisson d’argent se porte admi-rablement. En revanche, ta mine à toi ne me plais guère, mon oiseau », ajoute Laurent, les sourcils froncés. Il oblige paternellement Adrienne à se faire une beauté, car il veut l’emmener déjeuner. Ensuite, ils iront faire un tour dans la maison d’Auteuil afin de s’assurer que tout estparfai-tement en ordre avant le grand jour. Adrienne obéit comme une automate. L’autre Adrienne, la sauvage, la jalouse, ne peut que suivre avec stupeur l’aberrante passivité d’une femme qui porte son nom mais ne lui ressemble pas. Une langueur vaporeuse estompe les formes desséchées par la canicule. La Seine préserve entre l’air et son eau un intervalle de pureté où l’on souhaiterait s’anéantir. Les berges sont lointaines, le ciel diffus. « Ça sent l’automne, dit Adrienne. — Ça sent l’automne :>, répond Laurent, qui lui serre le bras avec fougue. Adrienne souhaiterait d’être dégoûtée par le cynisme de cet homme : elle ne peut que s’abandonner au fil d’une indifférence complice. Ils font un bon déjeuner du côté de l’Alma. Le restaurant est plein, il y a des fleurs un peu fanées sur les tables, mais les femmes sont jolies et les hommes très gais. « A ta santé, dit Laurent en levant son verre. — A la santé de ton mariage t, réplique Adrienne qui vide le sien d’un trait. L’été s’épanouit maintenant au fond d’elle-Illustrations de Lue Simon. 32 meme. Des roses brûlantes poussent à l’inté-rieur de son corps et même au centre de ses prunelles. Quand elle se lève, elle a rnaitrisé son amertume. Elle n’envie plus le bonheur de personne et elle aime assez Laurent pour réaliser enfin, brutalement, l’immensité de son sacrifice. Elle parvient à l’interroger sur Dorothée sa robe de mariage sera-t-elle belle ? Trouve-t-elle agréable son intérieur ? Très belle. Très agréable. Tout le monde est enchanté. La maison d’Auteuil, derrière son rempart de feuillages, étincelle de blancheur calme. Au fond d’un frais couloir, on aperçoit un bout de jardin. Laurent et Adrienne sus-pendent leur chapeau au vestiaire — Adrienne fait bouffer ses cheveux — puis entrent au salon. Les baies s’ouvrent sur la terrasse à marquise vitrée. La brise souffle, les rideaux bougent et des reflets s’animent au fond des miroirs, au flanc des vases, sur les plats d’argent. Alors u sorte de très vieux bonheur, mille foisne vécu et mâché en rêve, s’empare d’Adrienne. Laurent apporte un plateau chargé de choses tintantes et glacées. Son merveilleux sourire, ses belles mains, ses gestes forts sont le mouvant pilier de ce bonheur plein d’éternité. « Veux-tu te reposer un peu ? t demande-t-il. Oui, elle veut bien. La chambre à coucher est décidément très réussie. Sur un fauteuil attend une robe d’intérieur en mousseline qu’Adrienne s’étonne à peine de revêtir. Voilà. C’est ainsi que la vie a toujours été. C’est ainsi que la vie aurait da être pour toujours. Elle ferme les yeux et serre les dents. Lorsqu’elle ose regarder l’homme en face, elle remarque qu’il se tient courbé comme s’il avait mal, lui aussi. Et il fait une grimace d’enfant perdu qui lui donne à la fois un air très jeune et très vieux. Il parait guetter l’irruption de quelqu’un ou de quelque chose. Ça dure longtemps. Les ombres tournent sur le parquet. La brise tombe. Un ciel de colchique rampe dans la pièce, tel un chien couchant. Enfin Adrienne se lève et dit A présent, il faut que je m’en aille. Je n’ai vraiment plus rien à faire ici. e Peut-être sont-ce justement les paroles que guettait Laurent ? car le voilà qui se redresse d’un bond, les yeux chargés d’éclairs, la bouche tremblante. „Non, » dit-il avec fureur. Il prend Adrienne dans ses bras e répète non, non, non » d’une voix forcenée. Et puis : « Il m’est impossible de te quitter. Et puis encore : « C’est toi quiseras ma femme. Cette maison est la tienne. J’en suis sûr maintenant. Elle ne peut vivre que par toi et pour toi. — Et le poisson d’argent ? proteste Adrienne. — Il n’est plus question du poisson d’argent mais de toi I t hurle Laurent dont la voix udain reculé, car Adrienne est en train so de s’évanouir… A travers l’inconscience qui la rend si lasse, si inconcevablement heureuse, elle n’a plus peur elle sait avec ses mains, sa bouche, son corps et son âme emmêlés, elle sait qu’elle a désormais le droit et le devoir de s’aban-donner à Laurent pour toujours.