bras d’Adrienne — il est difficile de se défaire d’une longue habitude — et décide qu’ils vont marcher un peu avant de se quitter. Ils traversent le pont de Passy. L’eau remue des milliers de sabliers de lune liquide. C’est si beau, si triste, qu’ils s’ac-coudent, d’un commun accord, au parapet. « Que penses-tu d’elle ? demande Laurent, tout pénétré par la majesté nocturne. — Elle ressemble à un gros poisson d’argent, répond Adrienne sans hésiter. — Ma fiancée ressemble à un poisson ? répète Laurent, extrêmement surpris. Il est ulcéré. Cela se voit à l’arc méchant que fait soudain son nez. Il va se mettre en colère, c’est toujours par le nez que ça commence. Adrienne épro une étrange excitation, joyeuse, oui, qui lui donne des fourmillements dans les lèvres, au bout des doigts. — J’ai dit : un poisson d’argent, précise-belle. C’est beau, l’argent, ça brille. Eh bien, avec son corps qui semble fait d’un seul grand muscle qui part du cou jusqu’à la cheville, elle ressemble àun poisson. Un poisson bien ciselé. Quand elle remue, on dirait qu’elle va fouetter l’air. » Laurent est devenu presque noir, tel un champignon vénéneux dont la chair se brise. « Tu es infâme, finit-il par murmurer d’une voix étranglée. — Mais voyons, Laurent, comprends bien. C’est un compliment extraordinaire que de comparer une femme à un poisson. Pas de ventre, pas de graisse, pas de peaux molles… » Laurent pousse un grognement furieux. Ça y est, la colère éclate. Il arrache le chapeau de paille sur la tête d’Adrienne et le jette dans le fleuve. Ce n’est là que le simulacre d’un geste beaucoup plus grave en réalité, c’est Adrienne elle-même qu’il vient de précipiter par-dessus bord. Elle pousse un petit cri en se voilant la face. Lorsqu’elle écarte les mains, elle est toute seule sur le pont. Très loin décroît le pas de la colère outragée. Elle voudrait appeler Laurent, mais elle n’ose pas. Elle essaie de courir sur ses talons trop hauts : elle se tord les chevilles. Ivre de chagrin, elle prend le chemin du retour. Elle marche, marche à travers le Paris tendre et léger cpu’elle aimait tant lorsqu’elle était heureuse. Elle n’a plus d’yeux, plus d’oreilles. Elle n’est plus qu’un cœur dilaté par la souffrance et le regret. Lorsque enfin elle atteint son petit logement, elle s’abat sur son lit, mord l’oreiller, tord les draps dans ses poings en gémissant : « Maintenant tout est vraiment fini I » Une semaine passe. Laurent n’a pas reparu. Morne petit fantôme, Adrienne poursuit sa tâche ardue de vivre. Et voici qu’un samedi vers deux heures, alors qu’elle achève de ranger sa vaisselle, une ck maladroite, blessante, cherche à trouer la serrure. La porte s’ouvre, Laurent est là. Il a maigri. Il est fatigué. Ses cheveux collent à ses tempes. Et de plus il a son air méfiant des mauvais jours. Adrienne réprime l’élan qui la jette vers lui. On a sa fierté. Laurent lui tend un grand sac en papier qu’elle ouvre il contient un chapeau de paille orné d’une pivoine blanche. Je tenais à te rendre ton bien, explique-t-il sur un ton bougon. Il feint de ne pas voir se défaire le visage de son ancienne amie. Il a mal. Ils ont mal, tous les deux ensemble, pour la première fois. Adrienne dit merci. Elle essaie le chapeau. Il est trop étroit ; sur sa tète, il ressemble àune meringue. La mesure du désespoir est comble. — Ah ! oui, je voulais te prévenir que tu peux l’échanger s’il ne va pas », ajoute LaUrent avec une fausse désinvolture. Ils restent un bon moment silencieux, absorbés par les soins de leur propre dignité, puis Laurent se prépare à partir. Pourtant il hésite. Il tournique. Enfin il se décide « Écoute, Adrienne, je suis obligé de choisir la couleur des papiers et des boiseries pour la maison. Tu me connais je n’ai pas d’idées. Veux-tu m’aider? t Elle répond oui très vite, assez lâchement d’ailleurs. Pour l’heure, rien ne lui parait plus important que de garder contact avec l’infidèle. Elle refoule une envie de lâcher une méchanceté à propos du poisson d’argent. « Dorothée n’est donc pas capable de choisit elle-méme ? se borne-t-elle à demander. — Dorothée est toujours couchée », répond-il sobrement. Le lendemain, ils se rendent à Auteuil pour qu’Adrienne visite la maison. Elle la parcourt de son allure rapide, légère. Laurent a peine à la suivre. Elle monte et descend l’escalier, ouvre portes et placards, se recueille au seuil de chaque pièce. Si son visage reste grave, son cœur s’est mis à chanter pour elle seule. Elle a toujours rêvé de décorer une jolie maison, de la rendre douillette, intime. Et voici que ce rêve se réalise. D’une manière inattendue, évidem-ment, puisqu’il s’agit de préparer le nid d’une autre. N’importe. Grâce àun vigoureux effort de volonté, Adrienne parvient à écarterdétail. Peu à peu, ses gestes prennentce de l’assurance, sa voix éclate à travers la maison vide. « Ici, Laurent, explique-belle, ce sera le salon. Puisqu’il est situé au nord, il faut des tissus chatoyants. Il faut qu’il crée son propre soleil. La salle à manger sera blanche, nue, discrète. Votre chambre à coucher, je serais d’avis qu’on en fasse une folie, avec des trucs chinois, des capitons, une infinité d’objets de mauvais goût. — Nous ferons chambre à part, coupe Laurent. Dorothée veut dormir seule. » Sous l’angle décoratif, Adrienne est déçue, mais son enthousiasme renais à la perspective d’un minuscule boudoir circulaire — au sommet du clocheton — qui sera lerepaire personnel de Dorothée. Adrienne décrit par le menu la place de chaque futur meuble, de chaque embrasse de rideau, de chaque bibelot. Laurent approuve, mais il reste mélancolique, nettement dépassé par les événements. Adrienne devient toute rouge « J’usurpe les pouvoirs du gros poisson d’argent, n’est-ce pas ? murmure-t-elle, inter-dite et gênée. — Tu n’usurpes rien du tout, répond Laurent. Le gros poisson d’argent s’en fiche, pourvu qu’il ait de quoi dormir, manger et rêver. » L’après-midi tire à sa fin. Les anciens amou-reux s’en vont bras dessus, bras dessous. Laurent monte chez Adrienne pour boire son café rituel, puis ils conviennent d’un rendez-vous pour la semaine suivante. Adrienne dort mal. Elle pase sa nuit à peindre, pousser des meubles,s dérouler des tapis, composer, défaire, recommencer. Le jour dit, elle est prête bien avant l’heure. Elle est si impatiente qu’elle descend guetter Laurent sur le trottoir. Ils gagnent le quartier des antiquaires, ils achètent, font livrer. Ils s’entendent avec les maçons, les peintres. Les jours passent. Le bonheur d’Adrienne va croissant. Cette maison devient sa créature. Elle refuse de penser à autre chose qu’à ce merveilleux présent de bâtisseuse qu’invo-lontairement lui a offert le pauvre Laurent. Oui, on peut le dire : le pauvre Laurent. Car son trouble et sa tristesse croissent dans la mesure de la joie d’Adrienne. Le printemps mûrit, se détache ; l’été éclate, feuillu, ventru de chaleur et d’immobilité. « Tu ne trouves pas que l’été est une saison affreuse?» gémit un soir Laurent au retour d’une course du côté du Faubourg-Saint-Honoré. Adrienne n’est pas de cet avis. Occupée à déballer d’admirables poignées de portes vénitiennes, elle rit, bat des mains, chante à pleine gorge sur l’air de : « Poussez, poussez l’escarpolette », puis déclare qu’il leur faudra dénicher un lustre à pendeloques de cristal digne de ces merveilles. Laurent dit encore oui en s’épongeant le front. Fin juillet, la maison d’Auteuil est prète. Mais les deux vieux amoureux ont fourni un tel effort qu’ils ne voient plus clair dans leur muvre. Ils éprouvent un peu d’écœu-rement, une lourde fatigue. Laurent annonce alors qu’il va quelques jours à la campagne chez ses parents. Au retour doit avoir heu le mariage. Adrienne reste seule dans son petit appar-tement. Sa joie l’a quittée sans crier gare, et la voilà qui se laisse noyer par des pensées désagréables, mesquines. Elle s’en défend à peine. Ça l’aide à mieux apprendre la solitude et l’abandon. Paris au mois d’août, torride et creux, ressemble à son âme. Elle s’applique à dormir beaucoup, à peu tra-vailler, à errer dans les squares où des couples d’amoureux semblent les derniers survivants d’un monde détruit. Le temps suspend son vol, comme dit un certain poète, mais entre les rives de ce temps se creuse un abîme. Adrienne se regarde beaucoup dans son miroir. Elle se hait. Elle essaie des coiffures en saule pleureur, fait filer ses bas, exprès, et accrochesournoisement ses talons dans l’ourlet de sa robe pour la découdre, afin de ressembler à une clocharde. Elle médite aussi de se laisser mourir de faim. Elle imagine Laurent découvrant son cadavre défraîchi ; Laurent pris de remords et décidé à expier ; Laurent avalant un ,poison impardonnable pour venir expirer a ses côtés. Adrienne sanglote sur l’image de sa propre dépouille jusqu’à ce que son corps repu de chagrin soit vidé de toutes ses larmes, passées, présentes et futures. Laurent débarque un matin sans prévenir. Les choses ne se passent pas comme Adrienne l’avait espéré : elle n’a pas réussi à mourir de faim et, visiblement, Laurent ne désire pas s’empoisonner. Son séjour à la campagne a 31