Roche », les gestes n’ont plus le même sens. Il faut même faire attention à la manière dont on plie le journal, dont on articule : a Encore un peu de café ? » C’est agaçant d’être obligée de se surveiller avec un zèle auss sec. Oui, il veut une seconde tasse de café. Il ne dormira pas cette nuit. Bien fait. Adrienne non plus ne dormira pas. Dans une heure au plus, Laurent lui dira bonsoir avant de regagner son petit appar-tement de la rue Monge. Il n’a jamais voulu passer une nuit tout entière auprès d’Adrienne. Il gardait ses distances de fils de famille. Car Laurent est un fils de famille, mais oui, Adrienne s’enavise. Si elle ne souffrait pas tant, elle en poufferait. Non, il ne faut pas rire non plus. Les larmes et le rire ont désormais une signification semblable, celle de la révolte, du désespoir. Et Adrienne aimerait mieux mourir que de donner cet aspect d’elle-même. a Nigaud, gémit discrè-tement son cœur, je ne te ferai pas le plus petit reproche. » Elle verse le café fermement et revient s’asseoir devant lui. Seules ses mains posées sur la table trahissent une sorte de détresse digne • des veines gonflent la peau trop blanche. Laurent regarde son amie avec un indicible étonnement. Il s’attendait à tout sauf à cette maîtrise savamment calculée. Il souhaitait presque des cris, des hoquets, des coups dans le plancher. Mais rien que ce beau visage lisse où la tendresse a pris ce soir un éclat inusité. Au moment où il prend congé, il ne peut s’empêcher de murmurer : ff Vraiment, tu es ravissante, ce soir ! s et il lui met un baiser rapide sur les lèvres, exactement comme tous les autres soirs. Il ajoute : a A demain, ma chérie. » Adrienne reste un bon moment clouée devant la porte que Laurent a refermée derrière lui. Elle se demande s’il a vraiment dit « à .dernain, ma chérie », si elle n’est pas le jouet d’un rêve. Mais non I D’ailleurs, Laurent est obligé de revenir il a oublié son écharpe au portemanteau. Adrienne est surprise d’avoir aussi bien dormi. Il n’y a pas eu l’ombre d’un nuage sur l’étendue brillante de son sommeil. Elle se met au travail comme n’importe quel jour. Elle parvient même à chantonner un peu sur le rythme de la machine à coudre. Ensuite elle s’apprête pour les courses. Juste au moment ou elle met son chapeau devant l’armoire à glace, voici que renaît le mal cela vient du fait qu’elle ne se recon-naît plus. Déjà déserté par l’amour de Laurent, son visage est blanc, tendu, et les yeux brillent durement au fond de deux trous noirs. Ce visage étranger descend le courant du miroir telle une vieille fleur dont personne ne veut plus. La concierge lui dit bonjour et raconte par le menu le film qu’elle a vu la veille. Adrienne souffre de plus en plus. Il fait très beau. La lumière dérape sur les toits, au long des trottoirs, sur la Seine, avec des grincements d’or et d’argent, et les platanes soufflent vers le ciel la fine haleine de leurs feuillages. Adrienne s’assied sur un banc et se met à sangloter. Elle vient de découvrir avec horreur que son amour se nourrissait aussi de tout ce qui n’est pas Laurent du visage gras et borné de la concierge, d’une 30 marche allègre à travers la ville, d’un étalage de maraîcher, du grondement d’un autobus, d’un sourire de petite fille capté au passage. Il va falloir maintenant, avec une application forcenée, arracher, gratter la peau éclatante de cet amour désormais inutile. Il va falloir désensorceler les arbres, refuser les miroi-tements tièdes de l’eau, les cris des enfants… Le soir est long à tomber. Adrienne, blottie derrière la fenêtre, guette les mouvements noirs et granuleux de la rue. A huit heures exactement, elle reconnais la silhouette de Laurent dans la foule.on Il court. Il est léger. Sa tête un peu renversée accroche les reflets du crépuscule. Il est heureux à rebours. Malgré l’élan de son corps pressé de rejoindre Adrienne, il est heureux en arrière d’elle, loin, loin, heureux de cet avenir qu’il choisit aux côtés d’une inconnue appelée Dorothée de la Roche. Il lui en a parlé souvent, de cette Dorothée : elle est plus âgée que lin — mais pas tellement, tient-il toujours à préciser fort riche et ambitieuse. Avec la fortune de Laurent, qui estcoquette, et celle de Dorothée, il y a moyen de faire des choses, suppute Adrienne dont le coeur bat à se briser. Il entre comme d’habitude, après avoir fouillé maladroitement la serrure dont il ne parvient jamais à trouver le trou. Il embrasse Adrienne en l’appelant a mon petit oiseau », puis se met à son aise, ôte son veston, arrache sa cravate, gratte les poils frisés de son thorax et s’étend sur le divan. Il raconte sa journée. Il rit, il s’anime. Il oblige Adrienne s’allonger près de lui et à se raconter, elle aussi. C’est donc ça, un amour qui finit ? Rien n’est dit, rien ne semble changé, et cependant sous l’ardeur des paroles gît un silence déshérité. « Nous sommes deux morts », songe Adrienne. Laurent se frappe soudain la cuisse et s’écrie : « A propos, ma chérie, la semaine prochaine, nous rendrons visite ensemble à Dorothée. Je lui ai dit que tu étais ma cousine et que tu désirais la connaître. — Parfait, » s’entend répondre Adrienne dans une sorte de vertige d’inconscience. Elle ne sait plus très bien qui elle est ni où elle va. Après tout, pourquoi ne pas se réjouir de rencontrer la femme éblouissante qui vient de lui arracher le coeur de son amour ? Elle observe Laurent sous ses paupières baissées. Il est content comme un enfant. Ses cheveux drus, ses oreilles cramoisies, l’ourlet gourmand de sa bouche font inno-cemment corps avec sa joie. On ne peut que pardonner à l’innocence. Le lendemain, le surlendemain et tous les jours qui suivent, Laurent revoit Adrienne. Il n’est question, bien sin, que de conver-sations animées sur les projets de Laurent : ses parents lui offrent en cadeau de mariage leur maison d’Auteuil, ravissante, un peu délabrée, mais retirée au fond d’un jardin plein d’arbres. Il va falloir la repeindre de fond en comble, retapisser chaque pièce et la meubler agréablement. L’avenir de Laurent se consolide ainsi, soir après soir, au fond de ses yeux pailletés de joie. Il plonge son regard dans celui d’Adrienne, afin de partager cette joie en frère. Il tient la main de la petite couturière serrée dans la sienne, car il ne peut pas encore se passer de sa chaleur, nourriture fine et succulente. Au prix d’un léger effort, Adrienne pourrait se leurrer, m comme elle est honnête, elle refuse de fair ais, e un pas vers le plus doux des menâonges. Le soir de la visite, Laurent surveille la toilette d’Adrienne. Il veut qu’elle pavoise sa plus jolie robe, son chapeau de paille, ses souliers fins. En même temps il la prie de se dépêcher : ils sont en retard, et Dorothée, de santé délicate, n’aime pas attendre. Adrienne est si énervée qu’elle fait craquer sa jarretelle à la dernière minute. Laurent lui cherche noise. Dans le taxi, ils se réconci-lient, car la soirée est vraiment trop suave pour continuer à s’en vouloir. Par-dessus la Seine et ses rives hérissées, s’ouvre l’immense turquoise du ciel. Les falaises endormies des beaux quartiers sont des troupeaux de princesses en robe d’or. Adrienne a mal au creux de la poitrine comme le jour où elle a passé son examen à l’école professionnelle, douze ans plus tôt. Cepen-dant, plus profond que ce mal, frémit un bonheur aérien, abandonné à lui-même. Dorothée de el habite au sommet d’une maison à moquettes et ascenseur vertigineux. On introduit Adrienne et Laurent dans un salon meublé de fauteuils et de gué-ridons en or. Des glaces aux riches gueules de monstres avalent l’image des anciens amoureux raidis sur leur siège. Adrienne a des frissons dans les cheveux. Puis on les conduit à une chambre pourvue de poufs et d’un divan aussi large que long. Sur ce divan, parmi des coussins, gît Dorothée de la Roche vêtue d’une robe de satin. Elle tend ses mains à Laurent qui les baise en l’appelant « ma chère amie », puis les tend à Adrienne en un geste de vive amitié. Elle s’excuse de rester couchée, mais elle souffre tellement de la tête Le printemps la rend malade, chaqueannée. Ses bracelets, du poignet au coude, glissent au moindre mouvement. Alors elle se met à regarder Adrienne avec beaucoup d’attention ; et Adrienne lui retourne son regard. Toutes deux, violemment figées, souriantes, dures, s’épluchent, se dépouillent, s’écorchent jus-qu’aux moelles. Il n’y a plus face à face au monde que deux femmes, l’une triomphante, riche d’odeurs coûteuses, et l’autre fraiche, savoureuse et bafouée. Elles se sont comprises à la seconde même. Chacune sait mutuelle-ment ce qu’elle arrache et ce qu’elle aban-donne. Avec l’implacable absolu des amou-reuses, elles tiennent seulement à mettre les choses en ordre. Laurent se sent mal à l’aise. Il est écarlate, et des gouttes de sueur lui font une petite moustache de rosée. Il rompt le silence, parle de « sa cousine qui habite à l’autre bout de Paris » et « qui travaille comme un pou, de sorte qu’on ne la voit jamais ». Dorothée hoche la tète, Adrienne pétrit son mouchoir. C’est atroce. Après le champagne et les petits fours, la fiancée tortille au milieu des coussins son corps qui est vaste et beau, puis demande à ses invités de la laisser elle est lasse, elle veut dormir. Elle attire la tète de Laurent pour lui baiser les lèvres. Adrienne contient un cri de tigresse blessée. Ils s’en vont. La nuit limpide agit à la manière d’une pluie de fraîcheur. Laurent a pris le