THÉATRE PAR ROBERT KEMP de l’Académie Française DE sa mase, de son ombre géante, la pièce d’Eugène O’Neil, Long day’ s Jamie juta ne, le Long Voyage vers lu nuit, domine cette fin de saison. Elle est venue au Théâtre Sarah-Bernhardt pré-cédée d’un brouhaha d’éloges. On la disait audacieuse et très moderne. En réalité, elle semble dater du Théâtre Antoine, et rappelle Une belle journée, d’Henry Céard. O’Neil, qui ne dissimule pas qu’elle soit auto-biographique, y décrit une journée entre les C’est de sa famille, où il ne fut pas gai. C’est-à-dire que les événements sont le petit déjeuner, où l’on rit comme le ciel, qui est pur, et les fleurs du jardin qui s’ouvrent. Et puis, des soupçons, des mettes autour de la maman, pour l’empêcher de courir chez le pharmacien demander sa dose de morphine on veut la défendre de son vice— des coups de whisky, la patience que le père essaye de réussir, avant d’aller au lit ; et des dialogues et des monologues… Ceux-là à n’en plus finir. Peu active et même remarquablement statique, la pièce d’O’Neil est au moins bavarde. Bavarde comme l’était la prose mais, elle, enchanteresse — de Marcel Proust… Si l’on veut que ce Journey soit moderne, on dira qu’il l’est par un pessi-misme proche du sartrien. Mais le réalisme de 1880-1890 était pessimiste aussi et gou-dronneux… On cherchait déjà le relief dans la platitude, ce qui est l’esthétique m d ême u Jaunie), Et qui a mieux exagéré — il faut toujours exagérer dans ces cas-là — les horreurs de la vie quotidienne que Céline dans son antérieur Voyage au bout de la nuit? Ne parlons pas de nouveauté, de novation. Bien entendu, exception faite pour la petite bonne Cathleen, dont la fraîcheur et l’inno-cence éclairent cette sombre comédie, pendant trois minutes (sur près de quatre heures), les personnages, père, mère et deux fils, ont des complexes ; ce sont leurs crapauds au fond d’un trou, sous la pierre. Le père, c’est l’avarice, qui lui a fait rater une carrière de grand acteur. Au lieu d’être un Irving, un Laurence Olivier, un Mounet-Sully, il a déchu dans le mélo. Il a gagné de l’argent sans gloire. Son repentir est colmaté par la joie qu’il a d’avoir de l’argent ; et celle de le bien défendre, fût-ce contre son fils cadet, tuberculeux, qui voudrait bien aller dans un grand sana. Mais papa trouve qu’une ferme au grand air suffira. Au besoin l’hôpital. filais nous connaissons Harpagon. Le crapaud de la mère, je vous l’ai dit, c’est la morphine. Il lui en faut, pour oublier les déceptions, la monotonie, les piqûres de coouche de la vie. Elle ruse, la prisonnière, ntre la o haute surveillance s des siens. Elle active à trouver sa dose. Et alors, elle se transforme. Sa loquacité, dont nous aurons à souffrir, se déchaîne. Elle dit son passé, elle remonte au temps perdus et le délinéamente en petite-fille de Proust, 56 qui a hérité les défauts, non les sorcelleries, du grand-père. Elle raconte éperdument son autrefois ; geint ous’exalte… A la fois pitoyable et écrasante… Le fils aîné sait qu’il n’est bon à rien, pares-seux et mal doué. Il est amer et haineux. si Je te hais hurle-t-il à son frère dans un accès de rage. Il doit haie tout le monde, ses proches d’abord, et lui-môme. Quant au tuberculeux, en qui l’on prétend qu’O’Neil s’est représenté lui-même, il ne songe guère qu’à son mal, à son o myself s en péril. Il e raison puisqu’il se sauvera et qu’il aura le Prix Nobel. Mais ce n’est pas son génie qui brille ici seulement sa nervosité, son angoisse provocatrice, sa défense désespérée contre l’avarice paternelle. La journée passe 8 heures 30 ; e z heures 44 ; 13 heures 43; 18 heures 30; z4 heures… On donne les heures des quatre actes. A z4 heures, on court au lit. Demain matin, breakfast, fausses minauderies de tendresse et de bonne humeur ; rechute dans le bitu-mineux… La vie, est-ce que cela se vit ? Cela se traîne, comme un vieux fardeau au bout d’une corde. Philosophie noire et simple. Le deuil est de rigueur. J’accorde que le travail est bien fait. Trop bien minutieux, tatillon, avec un excès de zèle et un surpoids de détails… Et comme le langage américain, même si l’on sait un peu l’anglais, est très difficile, parait confus, nasal, guttural, je vous jure que l’épreuve est dure. Je neme souviens pas d’en avoir subi une plus pénible dans toute ma carrière… Deux remarquables acteurs du Théière National Américain, Jason Robarels el Florence Eldridge, clans mie scène de è Long Voyage vers la nuit s. J’ai pris beaucoup plus de plaisir à une reprise excellente de PEchange, de Claudel. Il est vrai que nous étions assis dans le jardin du cloître Saint-Séverin, devant un des gigantesques marronniers. Louis Laine se balançait et la balançoire était accrochée à une des grosses branches, dans l’épais feuillage. A mesure qu’épaississait la nuit, on perdait de vue les ogives du cloître ; la brise se levait… Pollock Nageoire proposait laidement à Louis Laine de lui acheter sa femme, Marthe la „douce-amère e, et célébrait la puissance de l’argent. Vilain monsieur, et c’est bien vainement que Claudel avance qu’il y a mis un peu de lui-même. Quelle invraisemblance… Louis Laine, poète par le besoin de liberté, de le liberté que l’argent assure, tombe du rang de poète bucolique, qu’il occupait si bien sur sa balançoire, à celui de goujat répugna.. Puis, il sera l’amant de l’esbrouffante Lecky Elbermn, la possédée de théâtre… C’est ce qu’il fera de moins laid. Mais pourquoi raconter PEchange 9 Bien que la pièce soit d’accès étroit, on a fini par la comprendre. Pas toujours de la même façon. Mais elle a en elle tant de vie, de lyrisme, d’humour cynique ; — de force 1 M. Guy Suarès devra la redonner au printemps prochain. Sa mise en scène, bien aisée dans un cadre tout fait et ravissant, est bonne. Les interprètes aussi. Surtout Mite de Boysson, une Marthe très émouvante, murmurante et moelleuse. M. Laurent Ter-zieff a une jolie voix, un physique adolescent. Il rend Louis Laine presque aimable ; je veux dire presque pardonnable, à cause de sa lyrique inconscience. Mat Renée Barell a de l’éclat, de la voix et du feu. Je ne discute que M. Claude Martin. Je ne vois pas Pollock Nageoire aussi menu et étriqué ; mais exu-bérant et massif. Sur quoi je suis en désaccord avec mon cher et admirable confrère Gabriel Marcel. Querelle légère… Alternons les bons et les mauvais souvenirs. Pour moi, en dépit des historiens et exégètes des Né japonais, des lettres de reproches que j’ai reçues, pour avoir avouéàî.quel point m’avalent ennuyé ceux que nous eprésentés le Théâtre cles Nations, le Nô, pour un cerveau français, n’est pas tolérable. Il est La magnificence des tommes, l’étrangeté des masques, le décor linéaire et les musiciens accroupis sont les éléments immuables du RD japonais. authentiquement incomestible. On a beau célébrer sa majesté cérémoniale — je pensais une messe, dite dans un village vide par un vieux prêtre paralysé — et l’incommunicable perfection des textes, ces petites histoires insignifiantes, prétentieusement présentées, avec lenteur, majesté, fierté, me rendent malade. Ils étaient trois Nô, ce soir-là f deux faiblement dramatiques, et le troisième, plus faiblement encore, comique. Une farce à pleurer, de deux valets ivrognes. Je la donnerais pour une réplique du Médecin malgré lui. Pourtant, voilà quelques années, j’avais vu avec plaisir, presque enthousiasme, des Nd choisis par Claudel et joués au Musée Guimet. Sans doute, le rusé Claudel avait