mokas qu’elle adore et lui parle d’abstinence et de mortification. Enfin, de la religion elle passe aux étoiles, espérant que le clair de lune l’incitera peut-être à faire un premier pas. Bernard semble toujours ne rien comprendre, se plaît trop aux fantaisies de la jeune Nicole. Celle-ci passe alors des plus vieux trucs aux plus modernes, parle crûment puis scientifiquement de l’amour. Mais elle n’ose dire tout simplement les choses. Elle frôle la vérité, cherche à l’encercler pour l’offrir à Bernard comme la seule fleur et la plus belle, tombe à ses pieds, pleure de rage, se sauve puis s’excuse en se traitant de folle. Bernard comprend chaque jour que Nicole est amou-reuse de lui. Il en tire d’abord une fierté qui lui fait relever la tête et rire un peu de tout. Puis son cœur se gonfle de joie, ses bras se tendent. Sa démarche change. Il est plus mou et parfois ses jambes tremblent. Pour être à nouveau maitre de son corps, son esprit lui réclame un acte neuf, inédit, mais aussi un acte jeune : prendre une jeune fille dans ses bras, l’y accueillir comme en un refuge, lui dire je t’aime, c’est-à-dire : o Tu es ici chez toi. Désormais tu ne comptes plus seule. » Les jours ne passent plus comme des enfants qui courent dans la semaine. Ils deviennent des années, celles d’un grand voyage où chaque seconde est une attente d’une heure. Les heures passent comme les saisons. Et avant que le soleil se couche, c’est-à-dire avant l’hiver, peut-être avant l’automne, lorsqu’elle frissonnera dans la brise du soir, il sera là pour elle et elle sera là pour lui. Bernard regarde maintenant Nicole comme on regarde une nou-velle demeure. Ils avancent l’un vers l’autre. La nuit ne peut venir sans qu’ils soient un instant au moins dans les bras l’un de l’autre. Cependant, Luce a des vues sur Bernard. Elle veut s’en servir. C’est très bien d’être désirable à distance, mais tôt ou tard il faudra se rapprocher. Alors, ne voulant pas être ridicule, et surtout pour mieux préparer sa chance, elle veut être expérimentée. Il faut que le premier baiser soit digne de l’écran. A tout prix, ne pas paraître une jeune oie à laquelle il faut même apprendre à embrasser, ce serait presque aussi bête que d’être à vingt ans obligée d’apprendre à marcher. Elle recommence donc son arrivée de sirène, passe sous le nez de Bernard, revient sur ses pas, l’invite à lui donner son opinion sur le choix de ses maillots. Elle se sert de son corps. C’est le premier procédé qu’elle emploie, le seul que sa sœur Nicole ait négligé. Bernard est troublé. Il n’oublie pas Nicole, mais Luce n’est pas mal faite et il est un homme. Toutefois les exhibitions de Luce le soûlent plus qu’elles ne l’ai-mantent. Il fait donc demi-tour, n’ayant pas le pied marin. Luce a d’autres cartes dans son jeu. Elle abat la plus sûre, la plus directe — Bernard, j’ai besoin de toi. — De moi? — Oui, de toi…, viens ici. Bernard s’avance, intrigué. Après tout, Luce est la sœur aînée de Nicole et veut peut-être lui en parler. Il s’arrête à deux mètres d’elle. — Plus près. — Plus près? Voilà. 34 Bernard croit à une confidence. — Embrasse-moi. — Tu veux que je t’embrasse? — Oui… Écoute, Bernard, je sais que cela peut te paraître bizarre. Mais je tiens à savoir embrasser un homme. Tu me comprends? C’est très simple après tout. Encore faut-il le faire au moins quelquefois, tu ne crois pas? — Mais pourquoi veux-tu savoir embrasser? — Pour savoir embrasser, tiens, quelle question? Bernard, fort embarrassé, s’explique difficilement : — Mais ça ne s’apprend pas…, enfin, je veux dire comme ça…, il faut d’abord aimer la personne qui vous embrasse. — Eh bien, moi, j’apprendrai sans aimer personne. — Alors pourquoi éprouves-tu le besoin de savoir? — Parce que, à mon âge, c’est une chose qu’il faut savoir. Cette fois, c’est Luce qui est embarrassée. Elle sait qu’elle va être forcée de révéler sa véritable raison. Elle l’avoue brutalement : — C’est pour le cinéma. — Le cinéma? Bernard a compris, mais maintenant il s’amuse. — Oui, le cinéma, je veux être vedette. Aussi ai-je besoin de savoir embrasser. Bernard éclate de rire et c’est alors que Luce gagne. Car maintenant Bernard ne considère plus sa demande que comme un caprice d’enfant. Il la prend dans ses bras et l’embrasse. Mais comme il est aussi novice qu’elle en la matière, le baiser est fort gauche. Luce tient à recom-mencer. Hélas ! Nicole, dans l’embrasure de la porte, a tout vu et fort mal interprété leur jeu. Elle fait « Oh! » et se sauve. Bernard abandonne Luce, court après Nicole qui, enfermée dans sa chambre, refuse de lui ouvrir. Bernard s’explique mal en répétant — C’était pour rire…, c’était pour rire…, comprends donc. Mais Nicole, secouée de sanglots, la tête dans l’édredon de son lit, n’entend rien. Les jours suivants, Nicole, après avoir boudé Bernard au point de refuser de sortir seule avec lui, décide de changer de manière. Elle aime tellement son Bernard qu’elle n’a rien voulu entendre des explications de Luce, s’est jugée fautive, beaucoup trop extravagante. Si Bernard a embrassé Luce, c’est que le genre de Luce lui plaît. Voilà Nicole imitant sa sœur, marchant comme une nonne (car elle ne pense pas au cinéma), n’ouvrant la bouche que pour dire avec fatuité bonjour ou bonsoir, deux sucres ou un nuage de lait. Bernard ne comprend plus rien. Lui aussi s’est jugé fautif. Aussi s’efface-t-il un peu, découvrant les premières tristesses et les premières exigences d’un amour. Heureusement, ils s’aiment suffi-samment pour ne savoir résister au plaisir de marcher l’un prés de l’autre. Leurs promenades reprennent donc, et, cette fois, sur ces chemins qu’ils ont marqués de leur attente, le baiser de Luce les pousse en avant, leur rappelle leur jeunesse et leur pureté. Au tournant d’un sentier qui débouche en plein sur la mer, dans l’air du grand large, ils éclatent de rire ensemble, s’enlacent pour toujours. MICHEL CHAPI/IS.