gain de cause, laisse Bernard s’étourdir aux ondulations de la chanson de charme. Ensuite, elle cherche dans la bibliothèque un livre d’amour heureux, n’en trouve pas, se résout à /a Dame aux Camélias. Elle l’ouvre, marche de long en large sans être capable d’en lire une ligne, l’abandonne bien en évidence à côté de sa chaise. Puis elle revient à Bernard. En aucun cas il ne faut qu’il s’endorme. Elle s’empare du journal, cherche la rubrique des mariages et lit à haute voix. Mais Bernard écoute, se laisse faire, rit, ne comprend désespérément pas. Luce, elle, la sœur de Nicole, ne pense qu’au cinéma. Elle n’a réussi à faire venir sa famille sur la côte que dans ce dessein : faire du cinéma. C’est une fille taciturne et sournoise. Sa tristesse est étudiée. A tous elle cache son désir d’être un jour vedette. Il ne faut pas qu’on rie d’elle, pas plus d’ailleurs qu’elle ne rit de personne. La vie est une chose grave, grave parce qu’il faut beau-coup d’argent quand on a de folles ambitions. L’amour est un moyen pour atteindre son but. Elle le sait, mais autant que Nicole elle ignore tout de l’amour. Elle a cependant depuis longtemps établi sa règle de conduite être désirable à distance. Ne pas s’exhiber sous le nez des gens, mais dans leur regard, avec suffisamment de recul. Chaque jour elle s’exerce afin d’être très habile lorsque le grand jour viendra. Ce soir, par exemple, alors que tout le monde à la maison attend de passer à table, elle rentre seulement de la plage, sortant de l’eau, pour apparaître dans la pénombre, mouillée comme une sirène. Elle a mis exprès son maillot noir et blanc qui imite si bien les écailles de poisson. Ses cheveux longs, trempés, sont arrangés négligemment sur ses épaules. Pour ceux qui ne connaissent pas la perfide Luce, on s’y tromperait presque, tant son jeu est bien mené. Bernard s’y laisse prendre. Il la regarde passer, en reste tout rêveur, offre un visage pour une fois troublé Nicole qui se méprend. Elle a bien vu passer sa sœur mais n’y a pas prêté attention. La voilà persuadée de l’amour de Bernard. Elle est si saisie qu’elle se laisse choir, abandonne toute idée de conquête. Son cœur bat très fort. Elle regarde Bernard qui la regarde aussi. La mère de Nicole les invite à passer à table. Une seconde de plus et Nicole sautait au cou de Bernard. Tout est à refaire? Non, car maintenant ce n’est plus à elle mais à Bernard à se déclarer. Elle, elle se contentera de le suivre, d’attendre avec anxiété, guettant sur ses lèvres la venue de ces mots fatidiques : « Nicole, je vous aime o. Bernard accepte avec plaisir sa compagnie, la regarde gentiment, mais ne s’engage pas, ne la prend pas sous sa protection. Il est poli, gai, agréable, jamais empressé, inspiré. Ne serait-il pas amoureux? Pourtant il aime être seul avec elle, ne trouve jamais le temps long, ne s’inquiète jamais des autres. Ils parcourent ensemble tous les chemins de la région, et si parfois Nicole s’exaspère à le voir si réservé, d’autres fois elle le considère avec tendresse. Ils ont déjà entre eux tous ces chemins parcourus à ne rien se dire. Ce silence n’est-il pas la meilleure preuve de leur amour? L’hésitation de Bernard est due à sa timidité. Ce n’est pas un être changeant, léger, versatile. Et Nicole ne veut pas le 32 froisser. Il est fidèle. Elle peut attendre. Pourquoi se tourmenterait-elle? Il serait vain de le vouloir autre. Il n’est ni son serviteur ni son galant. Il sera son mari. Cela vaut bien la peine d’attendre. Elle sera patiente. N’est-ce pas à cette vertu que se reconnaissent les bonnes épouses ? Elle ne doute pas qu’à le voir ainsi il deviendra courageux, résolu. Pour l’instant, ce sont les vacances. Il faut lui laisser le loisir de réfléchir. Peut-être se juge-t-il inférieur. Mon Dieu, se dit Nicole, je ne veux pas qu’il s’abaisse. Tout alors serait à jamais perdu. Et voilà Nicole à nouveau démontée. Elle le sent s’éloigner, alors qu’il marche à ses côtés, comme un somnambule, pense-t-elle. Et s’il tombait malade? S’il en faisait une dépres-sion nerveuse? Cela arrangerait peut-être les choses. On le guérirait, le mettant devant le fait accompli voue aimez Nicole, lui dirait le docteur, et vous ne, pouvez vivre en bonne santé qu’auprès d’elle. Tout le monde lui répéterait tu aimes Nicole. Mon Dieu, comme ce serait merveilleux… Cependant Bernard sourit, siffle, cueille des fleurs, ne parait nullement neurasthénique. Nicole se demande si elle ne se monte pas la tête. Et elle se regarde dans la glace. Évidemment elle est très jeune, peut-être trop pour qu’on la prenne au sérieux. Et puis ses yeux brillent trop. Ses cheveux sont trop ébouriffés. Elle ressemble trop à une gamine malicieuse. Comment changer tout ça? Elle ne se doute pas que c’est ainsi que Bernard l’aime, qu’il ne se presse pas parce que tout est simple pour lui ils sont jeunes, ils se plaisent, ils sont ensemble. Que pourraient-ils réclamer de plus? Mais Nicole ne veut pas en rester là. Il lui faut une preuve. Après tout, si Bernard s’habitue trop à sa compagnie, elle restera son amie, rien de plus, et paraîtra bien pâle auprès de la première fille venue qui saura mieux s’y prendre. Alors comment inciter quelqu’un à se déclarer? Le problème reste le même, entier. Bernard, plus mûr que Nicole, se plaît à écouler des jours sans problèmes auprès d’une fille qu’il aime. C’est ainsi que se passent des vacances bien conçues. Il sera toujours temps de la prendre dans ses bras quand l’occasion se présentera, car ce n’est pas l’envie qui lui manque. Seulement il ne sait pas s’y prendre et s’en remet au petit ange amour, croyant au pouvoir infaillible de ses flèches d’or. Nicole, plus décidée, s’interroge, se défend de caresser en sa tête les images toutes faites d’une union problématique, cherche tous les moyens en sa possession, en trouve, les met en pratique, échoue et recommence. Un matin, elle joue la malade et fait croire à toute la famille que, l’air de la côte ne lui convenant pas, elle va être forcée d’écourter ses vacances. Lors d’une baignade, elle s’éloigne dangereusement de la plage et appelle Bernard au secours. En promenade, elle grimpe au sommet de frêles arbres, s’y balance dangereusement. Tenant Bernard à bout de bras, elle se penche dans les précipices, tout en lui parlant de la mort. Le soir, en dansant avec lui, elle pense jouer la comédie de la cheville tordue, puis, trouvant cela ridicule, elle cherche quelque chose plus de circonstance et lui demande de tourner plus vite, de la serrer plus fort, de l’emporter au delà de tout. Au buffet, elle refuse de manger les délicieux