ÉDITORIAL ALCESTE PARMI NOUS J’AI fait un rêve : Alceste était là, près de moi. Il avait troqué son habit de velours amarante pour un costume Prince dé Galles gris, son jabot de dentelle pour une cravate de tricot — verte, naturellement. Mais il ne s’était point départi de son humeur bougonne, pas plus qu’il n’avait tempéré sa nature encline aux prompts emportements. Alceste parmi nous ! Et, tandis que je courais à sa suite, comme il s’indignait déjà contre certains travers, bien vite je lui dis que Paris n’en avait point le monopole tous ces faits qui allaient — j’en avais peur — le choquer pouvaient aussi bien, et peut-être encore mieux, être observés dans des villes étrangères d’où tout un faux progrès a déferlé sur nous. Dans la rue, face à une palissade qui était là — je ne le lui dis pas — depuis trois ans, il tomba en arrêt, consi-dérant des affiches. Je lui expliquai, avec des mots et des gestes — car certains des premiers étaient nouveaux pour lui — que l’une incitait les passants à acheter une machine à laver, l’autre à boire une eau minérale, celle-ci à acquérir une automobile payable en deux ans, celle-là à faire un voyage en Corse. « Pourquoi, objecta-t-il, dans chacun de ces cas multiples représente-t-on une femme à demi nue ? » J’allais répondre quand il pointa le doigt vers une ultime affiche. Quand je lui eus appris ce qu’était un « strip-tease », il déclara : us De notre temps, les hommes n’avaient pas besoin de cela ! » Mais un kiosque à journaux, tapissé de gazettes, retint son attention. Il voulut effeuiller l’immense marguerite, cueillit au hasard, regarda et vit. Une photographie montrait une princesse qui, pour reposer quelques instants son pied, l’avait furtivement sorti de sa chaussure. Sous l’image, il lut « Le photo-graphe veillait ! ». Atterré, il laissa de ses mains tomber le journal et lentement dit « Veiller… Un des plus beaux mots de la langue française. La mère veille sur le sommeil de son enfant. Un homme veille son père mort. Le soldat veille au créneau. Saint Louis veillait avant le départ pour la Croisade… Sur quoi donc ce photographe « veillait-il » ? Sur la moindre défaillance d’une femme qu’il fallait se hâter d’exploiter pour la livrer en pâture à des millions d’individus ? » Tournant la page, il nota qu’une célèbre actrice de cinéma, parce qu’elle attendait un enfant de son quatrième mari, avait dû renoncer à jouer un rôle qui lui aurait rapporté environ cent millions. Cent millions ! Alceste ne comprenait pas. Mais moi, je pensais, devant ce chiffre de gain, à nos présidents de cours d’assises, à nos colonels, à nos professeurs en Sorbonne. Quittant Paris, Alceste voyagea. Il visita des capitales, franchit des océans. En route, il m’écrivit « Malgré votre ONU et votre UNESCO qui se proposaient d’abattre les frontières et de fondre entre elles les races, partout j’ai trouvé un nationalisme ardent. De tous les pays, la France est le moins chauvin : et pourtant ce nom — il me semble — Nicolas Chauvin, était celui d’un brave soldat de la République et de l’Empire. En France, on n’en veut plus. » « J’ai appris au cours de ma randonnée que plus de cin-quante nations souhaitaient participer à cette magni-fique exposition universelle qui s’ouvrira, à Bruxelles, au printemps prochain, et que toutes, celles du Proche-Orient, celles des deux Amériques, qu’elles aient à leur tête une reine, un dictateur ou un peusidium, suppliaient qu’on leur louât des hectares de terrain. Pourquoi ? Pas seulement pour y exposer et y vendre des automobiles, des robes et des vins, du pétrole, des avions et des tissus ; mais pour y glorifier l’âme de leur patrie, sa langue, son folklore et ses coutumes, ses arts et sa littérature pour y faire de la propagande nationale. » Et Alceste d’ajouter : « La France est aujourd’hui le pays le moins nationaliste. » Il revint à Paris, faisant de la tête le signe Non ! Et comme je m’enquérais des causes de ce refus, voici ce qu’il me répondit « Dans les salons et dans les bureaux, dans les dîners mondains et les conférences de presse, partout j’ai vu la prostitution. » Comme je m’étonnais, il précisa : « Celle des esprits et celle des curs » ; et il ajouta « Dans ces lieux, j’ai vu sévir la loi duœ donnant-donnant, j’ai vu s’étirer la « chaîne du troc ». Je n’ai observé que rarement l’acte gratuit, celui qui n’est ni un prêt, ni une avance, ni une manoeuvre, ni un marché ; l’acte magnanime, anneau de la vraie chaîne : la chaîne d’amour… Je le trouvai sévère. Mais, le front bas, Alceste conclut « Je préfère, dans votre monde actuel, la compagnie des « petits » au commerce de certains « grands ». Je réfléchis. Alceste un négatif. Mais dire non à une invasion, n’est-ce pas déjà un peu agir ? C’est prendre parti pour la résistance. N’y faut-il pas — je me posai la question — un certain courage ? Dans la pièce de Jean Anouilh, quel est le vainqueur ? Est-ce Créon, qui dit oui ? Est-ce « Antigone», qui dit non ? Olivier Quéant