PAR ROBERT KEMP de l’Académie Française Que ce soit le théâtre d’autrefois qui nourrisse le mieux les scènes d’aujour-d’hui, faut-il donc s’y résigner ? Mais à côté des chefs-d’œuvre, avec lesquels il est bon de familiariser le public, puisque c’est le plus beau moyen de culture, les pièces nuvelles font piteuses mines. Si, sous le Seocond Empire, on avait joué davan-tage Shakespeare, Sophocle, Aristophane et Goldoni, les pièces d’About, de ce brave Augier et de bien d’autres, Labiche infime, sussent semblé atrocement médiocres. Plus les spectateurs seront instruits et connais-seurs, plus le métier d’auteur dramatique deviendra dangereux — ou humiliant. Pour Shakespeare, ce mois-ci, on s’est hasardé une expérience pleine de périls. Laurence Olivier, qui peut tout se permettre par droit de génie, aosé représenter en Angleterre, puis pour le Festival des Nations au théâtre Sarah Bernhardt, Titus Andronicus, drame de jeunesse et le plus vilipendé de son auteur, m mêe par les plus ardents admirateurs de Shakespeare, qui s’efforcent de prouver qu’il n’est pas de leur idole. Assurément cette pièce sanguinaire, invraisemblable, impossible, où dix-sept personnes sont égorgées ou torturées en série, prête plus à rire qu’a frissonner. Sachez, si vous ne Pavez jamais lue, ce qui n’est point un cas pendable, qu’avant le premier lever du rideau le général Andronicus, qui a essayé de protéger des ruées germaniques l’Empire romain corrompu et défaillant, a déjà perdu vingt-deux fils dans les combats. Il amène la dépouille du vingt-troisième à Rome pour des funérailles nationales dont le clou sera l’égorgement, sur la tombe du jeune héros, d’un fils de la reine des Goths. L’acte ne finira pas sans qu’il ait également percé d’un glaive le cœur d’un fils à lui… La reine Tamora lui en veut, évidemment. Et comme elle devient puissante, ayant par sa beauté séduit l’empereur Saturniens, à qui Andronicus a céde la poutiers, se jugeant trop vieux pour conduire l’Empire, elle aura les moyens de se venger. Deux autres de ses fils se saisiront de la fille de Titus, la violeront l’un après l’autre et lui coupe-ront la langue et les mains. Ils seront plus tard égorgés, mais deux de ses frères accusés à la légère l’auront été avant eux—Ces malheurs ébranlent la raison d’Andro-nicus, qui devient féroce. Au dernier acte, au œtors d’un banquet où il sert à Tangua un pitié fait des tires de ses deux derniers fils, il égorgera la mère, l’empereur son propre fils, le dernier, et la petite Lavinia, trop malheureuse. Chemin faisant, le louche nègre Aar., amant de Tamora, son complice, aura subi les dernières tortures avant d’erre pendu. Il se peut que j’en oublie. Des cadavres sont allongés côte à côte sur la table du banquet, comme à l’amphithéâtre de médecine… Il faudrait au Grand-Guignol plusieurs spectacles successifs pour atteindre le total de corps froids que présente, en un 52 tempo vivace, liras Andronicus. Shakes-peare serait Shakespeare, certes, et moins compromis, sans cette pièce hautement absurde et répugnante, dont le metteur ce scène Peter Brook, Laurence Olivier et ses compagnons ont fait un spectacle mira-culeux, dont le souvenir ne peut s’éteindre chez qui en aura été le témoin. Beauté et ingéniosité des décors où les changements de lieux s’opèrent avec une étonnante vélocité et sans effort, grâce à un jeu de panneaux articulés comme les feuilles d’un paravent ; noblesse expressive des cortèges funèbres, des groupements de personnages. Les prouesses se suivent et dans le même mouvement que les cadavres. Les décors sont beaux. Les interprètes, saisissants. Sous la chevelure blanche d’Andronicus, Laurence Olivier est admirable. É a trop vieilli le personnage, à qui il ne manque que la barbe éventée par l’orage pour être l’image même du roi Lear. La justesse, la force, la simplicité du jeu d’Olivier sont des modèles dont tous nos futurs tragédiens — privés d’en si haut exemple en France — devront s’inspirer. Vivien Leigh poétise adorable-ment la vierge martyre Lavinia. Quel doux et pur visage de kaolin transparent ! Que l’oscillation des boucles d’or autour de sa tète inspire de pitié et de tendresse I… C’est une Ophélie idéale. Une sainte Agnès… Et Mue Maxime Audley est une splendeur en Tamora. M. Anthony Quayle, le nègre athlétique et farouche, jouerait magnifi-quement Othello. Nous avons vécu une soirée d’enthousiasme, nous, les chevronnés du théâtre. Une soirée rappelant CEdipe roi avec Mounet-Sully, ou Phèdre avec Sarah. Sans atteindre à ces cimes, l’Oreste d’Alfiéri, un anneau entre Eschyle et Sartre, a été superbement incarné par Vittorio Gassman, vrai tragédien de vois et de statuaire s, si je puis tien parler, farouche et noble. L’Électre de Mme Zareschi et la Clytem-nestre de Mme Aldini furent dignes de lui. Cette troupe italienne est de premier ordre. Sur la mime scène encore où ont défilé bien des œuvres et des acteurs étrangers de Laurence Olivier élans Titus Andronicus au Theatre des Nations-Sarah Bernhardt. mérite, Jean-Louis Barrault et Edwige Feuillère ont bien représenté l’art français; ils ont reparu dans Partage de Midi, que le public, enfin, m’a paru comprendre et placer à son rang. Tragique combat entre le pécheur, la pécheresse et Dieu. Mésa, sur qui tint_passé jadis des ombres d’Ordina-tion, et Ysé se rencontrent sur la mer Rouge, parmi des éclaboussements de soleil sur les flots, et dans les brûlures d’une chaleur qui les pénètre jusqu’aux entrailles. Sur un bateau — comme celui où Tristan et Isolde ont bu le philtre de Brangaine. Une fois à terre, leur amour sera un enivrement et une fureur. Leur adultère lyrique, incandes-cent, se complique d’une traîtrise supplé-mentaire, quand Mésa envoie le mari d’Ysé dans une province méphitique, où il perdra la santé et la vie. Est-ce pour se délivrer qu’Ysé quitte Mésa et se rejette dans les bras du cynique et vigoureux Amalric ? Mésa, métamorphosé par le sou-venir de son Dieu et un irrésistible élan mystique, reprendra son empire sur elle et l’entraînera, sous les constellations de l’Orient, vers la miséricorde divine, qui leur permettra peut-être de célébrer, in evecelsis, d’autres noces, spirituelles. Claudel est le chantre inspiré des amours interdites. Il a tiré le Partage des plus ardents secrets de sa propre vie ; pécheur, il a exalté les folies du péché de la chair, avant de les humilier, de les transfigurer dans une prodigieuse ascension mystique. L’âme de la pièce, Ysé, noble et perverse, torche d’amour, miracle de séduction, s’incarne en Echvige Feuillère ; et sans doute est-ce la pièce où ses dons prodigieux s’affirment, scintillent avec le plus d’éclat. On ne se lasse pas de l’admirer. Elle ne se lasse point de s’y perfectionner, ajoutant toujours de nouveauxgestes enchan-teurs, des tourbillonnements de bras, des voltes de ses mains gracieuses qui jouent dans l’air; et des accents plus raffinés à sa diction. Au point qu’on est tenté de lui conseiller plus de discrétion. Tout compte fait, elle est éblouissante, inégalable. Et je ne suis pas de ceux qui trouvent que Barrault soit pour elle un partenaire un peu étroit, dont la fougue, malgré de visibles L’Italie a présenté Ureste a Thedtre des Nations avec Vittoria Gasunan et Elena Zareschi.