— Je vous ai crié que je venais. Oui, c’est moi Arthur, le chaumier. — Je sais ! Gachetot m’a annoncé votre visite. Gachetot ? Oui, il m’a dit que vous nourrissiez. C’est ben vrai ? — Moi ? Je nourris ?… Devant mon air ahuri, Arthur se pencha à mon oreille et hurla — Faut vous dire que je n’entends pas bien ! La surdité d’Arthur, nous n’étions pas près de l’oublier 1 Arthur était bavard comme une pie mais il « gueulait » à tue-tête comme si nous étions sourds, nous aussi. Il fallait bien, de temps en temps, lui répondre par quelque hurlement qui faisait aboyer à la mort le chien du voisin. Le soir, nous étions aphones et rompus. Ce qui n’empêcha pas Arthur de nous lancer du haut du toit, dans un registre Mounet-Sully : — C’est calme, ici. Ce que vous devez être tranquilles ! Quand le vieux chaumier nous quitta, Linou renifla une larme et cria, par la force de l’habitude — Tu vas voir 1 On va s’ennuyer demain, sans Arthur 1 Lui – Les week-ends surprises de Gachetot nous avaient finalement coûté une petite fortune. Dire que nous n’étions pas riches serait dénaturer la vérité nous étions criblés de dettes I En revanche, les résultats étaient là : l’ancienne porcherie, par exemple, avait cédé la place à une magnifique cuisine, tapissée de faïence. — Une cuisine quatre fois plus grande et dix fois plus pratique qu’àParis I constatait Linon. Elle ajoutait toutefois — Si seulement il y avait l’eau au-dessus de l’évier I L’eau, c’était notre cauchemar. L’eau cou-rante, s’entend. Notre sommeil était peuplé de robinets. Il y en avait bien quatre dans te que Linou appelait sans rire « la salle de bains s, mais ce n’était encore que des robinets « en attente s, dont les lettres F et C restaient Purement théoriques. Pour suppléer a cette carence, nous avions deux brocs, deux seaux et à 40 mètres le débit niagaresque de la pompe électrique communale, ses bains de pieds et ses douches glacées. — Si vous aviez seulement connu le puits il y a vingt ans, avant qu’on l’« électrocute», affirmait la voisine Victorine, eh bien, qu’est-ce que vous auriez dit, pas vrai ? 111.narion, de Madeleine Gréger, Y avait une manivelle et y fallait remonter son seau à la main. Quand ça gelait, c’était pas drôle, vous savez ? Évidemment! Pour nous aider à résoudre l’épineuse transformation de notre friche en jardin civilisé, un de nos ascendants nous offrit un gros bouquin, déjà ancien le Guide pratique du jardinier franyais. — C’est un livre sérieux, dit-il. Usez-en en toute confiance. Le Guide pratique s’ouvrit tout seul au Chapitre II n Les jardins paysagers. « Dans une entrée en matière très ferme, l’auteur mettait en garde contre l’abus des méthodes anglaises — Imitation de la nature, certes, mais pas de désordre ! affirmait-il. En vérité, l’auteur visait haut ! « On dessine son plan sur le papier, conti-nuait-il, puis sur le terrain. Des jalons, des pieux indiquent les collines et les vallons artificiels, la place des bois, des bosquets, des massifs ; point de lignes raides et brusque-ment arrêtées mais des courbes s’unissant par de douces transitions. On abuse trop de l’S majuscule et des demi-circonférences. Le bon goût, la justesse du coup d’ail remplacent souvent avec bonheur le compas, instrument toujours un peu prétentieux. — Pas de compas, commenta Linon, c’est toujours ça I Ignorant les servitudes des puits communaux, même «électrocutés., l’auteur décrétait indis-pensable à l’animation d’un paysage ung rivière, naturelle ou artificielle. « Si votre rivière artificielle a z ou 3 mètres de large, disait-il, vous ferez bien de la partager en deux bras à peu près égaux, de manière à former une pente ile oblongue, bien garnie de fleurs, avec quelques rochers couronnés d’arbres… Découragés, nous nous rabattîmes sur le catalogue d’un horticulteur-pépiniériste réputé, qui jonglait avec les « Cupressus de l’Arizona a, « Palétuviers du Japon s et autres merveilles aux floraisons soigneu-sement graduées. Malheureusement, le moindre palétuvier valait rj.000 francs ! — Ce ne serait quand même pas décent de nous endetter à vie pour des palétuviers ! fit justement remarquer Linon. Je proposai donc sagement d’en rester aux géraniums, de forcer à la rigueur l’exotisme jusqu’à Paillet d’Inde mais d’abandonner définitivement les grandioses projets de jardins perpétuels à noua francs la fleur. Elle – Je pourrais vous raconter notre première nuit sous le chaume à la manière de J.-J. Rousseau « Ah I quel délice de se sentir environné de la grande nuit tran-quille des champs et des bois I « La vérité est moins bucolique : nous passâmes une très mauvaise nuit 1 La chambre sentait la peinture, nous avions fait des économies sur le matelas et nous étions nerveux, voilà 1 Jean finit par s’endormir et son souffle régulier m’agaçait prodigieusement, tandis que je luttais au fond de l’âme contre la nostalgie informulée d’un acte inaccompli, malaise inexplicable qui prit corps peu à peu et devint une véritable souffrance physique. Enfin, je découvris la cause de ce mal obscur ! — Jean, criai-je, c’est affreux ! Nous avons’ oublié le rite sacré. Il grogna. Je le secouai. Il se frotta les yeux et me regarda, l’air vague. — Nous n’avons pas sacrifié au rite sacré I pleurnichai-je. — Nom d’un chien I hurla-t-il, tout à fait réveillé. Vas-ta m’expliquer ce que ça veut dire, cette histoire de rite sacré, en pleine nuit ? — Mon cher, répliquai-je d’un ton glacial, pour prendre l’assurance d’y vivre heureux, tu aurais dû hier soir me faire franchir le seuil de la chaumière dans tes bras : c’est cela, le rite ! Il me prit la main, tâta mon pouls, incrédule. — Voyons, tu n’as pas la fièvre… As-tu soif ? Je vais te chercher un verre d’eau, et puis tu dormiras, bien sagement. — Dormir ? Quand je veux simplement être heureuse ?… Sois gentil : levons-nous, sortons et fais-moi franchir le seuil dans tes bras. Jean se fâcha. — A la fin, cette comédie est grotesque ! Tais-toi, dors si tu peux et sinon fiche-moi la paix I Bonsoir ! Il ne me restait plus qu’une ressource : je me mis à sangloter bruyamment et Jean entreprit, bien sûr, de me consoler. — Voyons, mon petit, calme-toi Vois, Nme lève. Je mets ma robe de chambre. e bouge pas je vais t’apporter la tienne… Là I n’attrape pas froid, surtout, et puis mouche-toi, fais-moi un sourire et viens… Et c’est ainsi que j’appelai la bénédiction des dieux sur la Chaumière à la Rose… 31 4e.