guérite de ciment, à la lisière de la forêt. — Vous pouvez dire que vous avez de la chance : votre maison est la plus proche du puits électrique. Pour le prix, c’est exceptionnel ! Trente ou quarante métres nous séparaient de ce puits communal et ce fut un moment de désenchantement assez pénible. Cependant, nous étions conquis et nous avisâmes solen-nellement M. Boeuf que nous étions acqué-murs. Jean me tenait la main très fort ; j’étais moi-rnerne aussi émue que le jour de notre mariage et nous quittâmes « notre propriété » la main dans la main, comme des amoureux de Peynet. Lui – L’émouvante cérémonie des signatures et de la remise des clefs (pour la porte abattue I) eut lieu dans l’étude de W Tou-rouge. Elle nous révéla que ce que nous achetions 3o0.000 francs avait été payé… juan francs en 5933 De retour dans notre friche, Linon regarda, navrée, la rose flétrie mais je me hâtai de la prendre par la main et de l’emmener faire notre premier tour de propriétaire. Soudain elle s’arrêta, comme fascinée, et poussa un cri. Je songeai au serpent, au rat, au crapaud… mais c’était d’une fraise qu’il s’agissait ! Elle était là, bien mûre, bien rouge, offerte sur l’herbe épaisse entre une vieille boite à sardines et un buisson de ronces traîtresses. — Tuvois ? dit Linou, extasiée. C’est la maison des miracles : une seule rose ; une seule fraise I Elle était ravie. Je pensai, moi, que le miracle eût été de trouver trois douzaines de roses et deux kilos de fraises mais je m’abstins de rompre l’enchantement retrouvé et Linou m’offrit gentiment la moitié de la fraise. Lui – Il y avait à peine trois mois que la chaumière était à nous, ou presque, e nous nous demandions comment nous avions pu vivre sans elle. Le samedi et le dimanche, nous y volions ; les autres jours nous y pensions. Nous usions des rames de papier Linou à dessiner des projets d’installation mirifiques ; moi, à faire des comptes. Les deux se révélèrent d’ailleurs parfaitement illusoires, dans la mesure où tout ce que nous gagnions allait infailliblement dans la poche de Gachetot, le maitre maçon, qui, lui, devait passer plusieurs heures par jour à détecter avec son radar normand de nouveaux Si murs croulants, de nouvelles poutres pourries, de nouveaux trous béants. Il nous réservait toujours des week-ends surprises comme celui-ci, qui concernait le fameux four. — Vous me connaissez ? Si je vous dis que ça ne tient pas, ça ne tient pas I Avant la fin de l’hiver, tout ça s’effondre et tout vient avec I — Quoi, tout ? demandait Linou, qui,aimait la précision. Gachetot prenait alors un air grave, levait la tête puis l’index. —J’en étais sûre ! C’est le toit qui va s’effondrer I s’écriait Linou, touchée au cœur. Le mur disparaissant, il était assez naturel que le toit qui s’appuyait dessus ne tint pas tout seul en l’air ! Courageusement, je posais la question qu’attendait Gachetot I — Alors ? Qu’est-ce qu’il faut faire ? Il me regarda, laissa passer quelques secondes lourdes comme des moellons. — Ça dépend I… Encore quelques instants de réflexion, puis — Franchement et en toute confiance, je vous ferai le prix le plus bas. — C’est-à-dire ? — Ben I pour refaire un mur comme ça, au prix des briques et du ciment, ça va chercher encore loin, vous savez ? — Combien ?… Hélas I Gachetot n’en était pas encore à la scène des chiffres I — Entre nous, je ne vous conseille pas la brique. C’est trop cher. Faut faire ça en parpaings. Remarquez que c’est cher aussi mals pas autant. Et c’est solide. Y bougera plus, votre mur, moi, je vous le dis I — Et les trois autres ? demanda Linon, méfiante. — Les autres, y sont pas neufs. Faut pas dire I Mais de là à croire qu’ils vont s’effon-drer aussi, non I Ils tiendront encore longtemps. Seulement, messieurs-dames, faut vous décider aujourd’hui, pendant que je suis encore là. Parce que après je ne pourrai plus revenir avant longtemps, et je serai obligé de vous compter ça beaucoup plus cher. Gachetot, avec une habileté plus instinctive que diabolique, avait réussi à nous mettre dans un état analogue à celui de la chaux vive qui appelle l’eau pour trépasser. Pour la troisième fois, je répétai — Combien ? — Vous me paierez quand vous pourrez, ça ne presse pas, je ne veux pas vous étran. gler. Vous travaillez ? Moi aussi ! Alors, on est faits pour s’entendre. Tenez, je fais un sacrifice, puisque je suis sur place : mettons 18.000 francs. Ça ira comme ça ? — Évidemment, 18.000 francs pour sauver le four, ça n’est pas tellement cher ! constata Linou. Elle oubliait qu’on l’avait déjà sauvé, quinze jours plus tôt, avec z5.000 francs, en changeant quelques poutres, et la semaine passée, avec m000 francs, en reprisant au ciment tous les trous du carrelage I Sans répondre, je fermai les yeux, me concentrai et me transformai en machine à calculer. Les zéros dansèrent un moment dans ma tête, j’y ajoutai une somme rondelette qui représentait la réfection future de la toiture de chaume et un total énorme éclata dans mon crâne : u7.000 francs I Sauf imprévu, bien entendu! Pour satisfaire la boulimie de Gachetot, nous fûmes réduits à rattacher notre budget à l’étalon-brique. Avions-nous envie d’un dîner au restaurant ? C’étaient zoo briques que nous allions ainsi croquer I Une paire de bas de nylon valait Io briques ; un costume neuf i.000 briques ; un microsillon 5o briques, etc. Nous nous refusâmes ainsi bien des petites joies pour des briques! Lui – Quand il eut fini son propre ouvrage, Gachetot nous amena une pleine charretée de bottes de paille, qu’il déchargea d’une fourche légère. — Le vieux chaumier, un artiste, viendra demain matin, six heures, dit-il. Vous verrez, c’est un vrai grand-père soixante-douze ans au cidre nouveau mais le père Arthur grimpe à l’échelle comme un écureuil. Vous avez là une sacrée chance, car c’est le dernier été qu’il travaille et il est le seul qui sache encore serrer la paille sur un toit. Après lui, fini le chaume Le lendemain, le père Arthur dut tambouri-ner dur aux volets avant que je me découvre assez de lucidité pour crier « Voilà I j’arrive ! « Le vieux, continuant de cogner de plus belle, je lui décochai cette fois un retentissant « Je viens I s qui arracha un grognement à Linou. Comme le bombardement continuait toujours, je courus ouvrir et me trouvai devant une espèce de double mètre à moitié replié, tout en angles, qui claironna d’une voix bizarre —Ben vous, alors !Vous avez le sommeil dur !