ÉDITORIAL LA JEUNESSE A LA PORTE DAns un petit port des Pyrénées-Orientales, la nuit tombée, deux corps gainés de noir, luisants sous la lune, les pieds palmés de caoutchouc, font floc » dans l’eau huileuse, s’enfoncent et disparaissent. Un soldat, sur le quai, carnet en main, regarde sa montre et note. Comme on compte les heures de vol des aviateurs, on pointe le nombre de plongées des hommes-grenouilles. Quelques minutes passent. Inquiet, je demande au contrôleur, qui déjà a plié son carnet et s’en va « Mais… oil sont-ils? — Je ne sais pas. Ils remonteront à la surface là-bas ! » De la main, il désigne, par delà l’eau verdâtre, l’autre bout du bassin. Rentrant me coucher, j’imagine l’étrange équipée nocturne de ces deux garçons de vingt ans qui se promènent au fond d’un port et dont la vie dépend d’une bouteille d’oxygène. Ce sont des n paras », les mêmes qui se jettent d’un avion en vol. C’est une jeunesse qui n’a pas peur, qui ne rechigne pas : la même qui en Algérie a rempli des missions dangereuses, ingrates, qui était arrivée sans conviction et puis qui a compris que cela valait la peine, en voyant ce que la France, sur cette terre, avait fait. Y a-t-il une autre jeunesse, ou bien est-ce la même, colle qui ne croit plus à grand’chose, qui dénigre l’armée à la terrasse des cafés, qui traite de badernes tous les hommes de plus de cinquante ans, qui souhaite tout bas la ruine de la bourgeoisie et tout haut la fin du capita-lisme? Ceux-là jugent mal les gens «irivés », mais ils veulent arriver plus vite qu’eux la voiture, c’est tout de suite qu’il la leur faut, quand ce n’est pas une pour le mari et une pour la femme ; et ils ne s’encombrent pas toujours de scrupules pour payer les factures et rem-bourser les dettes. Leur désinvolture nous choque, leur ironie nous déconcerte. Ce que l’on appelle a la Belle Époque » — et qui s’étend pour eux jusqu’à 1939 — ils s’en gaussent ouvertement. Avouons que, s’ils n’ont pas nos principes, leur esprit est plus exigeant que ne l’était souvent le nôtre et celui de nos parents dans les domaines des arts et des lettres. Les lectures dont on se régalait en 1905 et les spectacles que l’on applaudissait encore en 1920 nous valent de ces jeunes la narquoise pitié ils mettent dans la même corbeille les valses de nos grand-mères, les lanciers de nos pères et nos tangos. Ce ne sont pas seulement les costumes de bain à manches et les chapeaux melons qui leur paraissent ridicules, ce sont les rendez-vous d’amour à la Paul Bourget et les doux entretiens à la Paul Géraldy. Les mœurs ont changé on s’aime et on se marie autre-ment. Mais o se trompe pareillement et on se sépare plus qu’avant.n A notre époque de « Gallup », peut-être a-t-on dressé la statistique des divorces parmi les moins de quarante ans. Mais l’effarante proportion des jeunes ménages qui sont brisés, pour la connaître il faudrait ajouter au chiffre des dissolutions légales celui des désunions de fait. D’où vient le mal? D’une cause essentielle dans ce pays on ne voit plus jamais, depuis bien des années, la pancarte « Appartement à louer ». Alors il faut acheter. Et des centaines de milliers de jeunes hommes et de jeunes femmes n’ont pas les deux ou trois millions. Ils se marient en espérant. Les années passent dans une chambre de bonne ou dans un hôtel médiocre ou — pire —chez les parents. Soyons justes pour cette jeunesse à la porte nos unions confortables auraient-elles résisté à ces campements sommaires où l’humeur s’aigrit, où les illusions tombent, où l’exaspération naît? OLIVIER OURANT.