En second lieu, nous serions inexcusables de ne pas tirer les conclusions d’un enseignement que l’expérience vient de nous prodiguer, en nous le faisant d’ailleurs payer d’un prix terrible. Toute l’histoire récente nous a prouvé en effet qu’à l’origine des catastrophes il y a des formes déviées, pathologiques, délirantes, de l’esprit ; que les maladies de l’humanité les plus dangereuses sont des maladies mentales. Les causes physiques, géographiques, économiques, peuvent servir d’occasions, d’adjuvants, d’amplificateurs, de prétextes. Elles ne suffisent pas. Affecter de l’ignorer serait une pédante sottise. Puisque l’esprit malade ou pervers, sans demander la permission à personne, acquiert ainsi dans la marche des événements une primauté de fait, nous serions criminels de ne pas reconnaître aux formes et aux valeurs non-délirantes, non-monstrueuses de l’esprit, une primauté de droit ; et lorsqu’elles entrent en conflit avec les autres, d’assister au spectacle sans rien faire pour influencer la partie. En troisième lieu, le monde actuel, en proie à une hypertrophie vertigineuse de son pouvoir technique, est menacé à bref délai d’une catastrophe définitive, s’il ne reussit pas à prendre le contrôle de ce pouvoir. Et il n’y, réussira pas s’il se contente de ses institutions actuelles. Le « surplus d’âme » après lequel Bergson soupirait un jour, dans le voeu de contrebalancer le surplus de pouvoir materiel, n’est qu’un mot, qu’une phrase de cours public qui fait appel à l’applaudissement. Comme s’il dépendait de l’homme de se donner en un tournemain, par une aspiration pieuse, une autre structure psycho-physiologique que celle qui est son héritage depuis un million d’années ! Mais il depend de l’homme de fomenter par des institutions positives un rassemblement de l’esprit, de l’esprit tel qu’il existe déjà à l’état dispersé, et de le munir d’une autorité effective de prévision et de décision ; alors que l’usage est de le consulter par hasard, négli-gemment, et pour la frime. Autrement dit, le problème humain le plus pressant est l’organisation d’un nouveau pouvoir spirituel ; la primauté du spirituel passant ainsi de la région des fantômes verbaux à celle des réalités concrètes. Pour mesurer le chemin à parcourir, il convient de nous rappeler que nous sommes, en ce vingtième siecle, plus loin du but que n’en était le moyen âge, à l’époque où le pape mettait l’empereur en échec, plus loin que n’en etait le dix-huitième siècle, quand un Frédéric H et une Catherine de Russie se montraient si anxieux de ce que penseraient d’eux les philosophes. Un dernier point nous concerne de plus près comme Français. Il se trouve que notre situation dans le monde est liée à la situation qu’y occupera l’esprit. Même si nous n’en tirons pas orgueil, nous avons intérêt à le savoir. Et même si nous ne devons aucunement renoncer aux chances qui nous restent en d’autres domaines, comment ne pas nous apercevoir que la  » spécialité  » où nous gardons notre ancienne excellence est justement celle qui, par la force des choses , devient l’arbitre du destin général ? Jules ROMAINS de l’Académie française. 9