d’ensemble aussi peu véridique, les paysans de la Terre, si les paysans de George Sand et de quelques autres ne l’avaient pas exaspéré. De même qu’au théâtre, la Parisienne de Becque, où l’insolence du titre souligne l’exceptionnelle sécheresse de la figure, était une revanche trop largement calculée sur un demi-siècle de comédies optimistes, peuplées d’héroïnes conventionnelles. Mieux encore : je suis persuadé en mon for intérieur (car je n’oserais suggérer cette hypothèse à des exégètes de sévère orthodoxie) que Karl Marx avait dans son ascendance philosophique et sa formation de quoi se sentir attiré vers une conception du devenir social moins dédaigneuse des faits spirituels que son matérialisme historique. Mais le socialisme « idéaliste » lui était apparu comme une duperie. Plus franchement il en prenait le contrepied, plus il se sentait garanti contre l’illusion et le bavardage. On voit bien à quel nouvel emploi de mensonge pourrait être tournée aujourd’hui, particulièrement chez nous, une revendication en faveur de l’esprit. Nous agiterions comme un petit drapeau la primauté du spirituel, pour nous donner le droit de nous installer dans l’infériorité quant à l’ordre matériel. Quelques phrases nobles nous fourniraient compensation et alibi. Nous res-semblerions comme peuple à cet intellectuel de petit format, mal lavé, pelli-culeux, aux ongles noirs, qui me disait un jour :  » Vous qui avez passé tant de temps en Amérique, vous devez être dégoûté par le matérialisme de ces gens-là ». Je me suis empêché de lui répondre que je n’étais pas réconforté un instant par le spiritualisme de son odeur et de ses pellicules. Bref ce n’est pas parce que nous resterions une nation insuffisamment équipée, pleine de taudis, travaillant trop peu, trop cher et sans méthode, perdant l’un après l’autre ses marchés extérieurs, que nous nous assurerions un rang élevé dans la noblesse de l’esprit. Cette précaution prise — qu’il ne me semblait pas inutile de prendre — nous pouvons affirmer avec bonne conscience qu’instaurer ou rétablir une certaine primauté du spirituel fait partie pour l’humanité tout entière des tâches les plus urgentes et les plus vitales ; et que notre pays y est encore plus intéressé que tout autre. De cette tâche, trois ou quatre idées très simples sont de nature à indiquer les grandes lignes. Ces idées n’empruntent rien au charlatanisme oratoire, ni à des préjugés de doctrine. Elles devraient mettre d’accord tous les hommes qui réfléchissent un peu. La première est celle-ci : qu’à l’intérieur d’une société où les changements sont devenus très rapides — ce qui est le cas de toutes nos sociétés actuelles —où les conditions matérielles se transforment, se compliquent et se développent à la hâte, exercent une poussée continuellement croissante, il ne faut plus compter sur le maintien spontané d’un équilibre entre les divers éléments de la vie, individuelle ou collective. Nous devons, par des moyens délibérés, faire pression pour que la vie de l’esprit — dans sa gratuité et sa liberté — ne soit pas resserrée de plus en plus et finalement écrasée. Une protection de l’esprit est plus que jamais nécessaire, comme le sont sur d’autres plans la protection de la forêt, la protection des espèces vivantes. 8