A Frédéric Chopin par G. JE AN-AUB1, Voici donc, ô Chopin, que s’achève un siècle de votre éternité ! Presque trois fois plus de temps que vous n’en avez passé sur cette terre, où votre nom et votre œuvre sont à jamais en tous lieux répandus; moment où l’on riva-lise à vouloir honorer singulière-ment votre mémoire, qui n’a jamais cessé d’être près de nos cœurs; moment où il convient surtout d’humblement confesser nos torts. Pardonnez à Paris celui qu’on ne cesse d’y faire à votre durable grandeur. Cette ville où, contraint à l’exil, vous avez décidé de vivre, où vous avez passé presque continû-ment la moitié de vos heures terrestres, écrit la plupart de vos œuvres, où vous avez terminé le bref déroulement de vos jours douloureux et secrets, n’a cru bon d’attacher votre nom qu’a une place insignifiante, qui n’est l’adresse d’aucun être vivant, et dans un quartier où votre ombre ne pourrait retrouver vos pas. Pourtant qui ne peut les suivre aisément aux abords des successifs logis de vos années parisiennes ? Du boulevard Poissonnière au 4 de la Cité Bergère et à la Chaussée-d’Antin ; de la rue Pigalle au square d’Orléans dans la rue Saint-Lazare, et jusqu’à cette courte halte de la rue de Chaillot, et celle, suprême, de la place Vendôme, où au milieu d’octobre cessa de battre votre coeur harassé. N’est-il pas maintes rues, dans ce quadrilatère, qui se pourraient justement ennoblir de votre renom ? Ne nous imputez pas, Chopin, cette indécence muni-cipale! A nous qui souvent, en ces lieux, avons cherché à vous rejoindre ; comme nous l’avons fait ce jour de juin qui embaumait toute la Pologne de la fleur de l’acacia, et où nous sommes entrés, à Varsovie, dans cette église où gisait votre cœur ; ce jour ensoleillé de décembre, à Valdemosa de Majorque, où d’une fenêtre de la Chartreuse nous avons longtemps contemplé l’âpre paroi de la montagne dont s’exaspéra votre mélancolie ; ce jour de septembre, à Nohant, où nous avons cru vraiment vous voir, appuyé contre l’un des ormes, près de l’église du village ; et ce jour de février, près d’Édimbourg, à Calder flouse, dont, à la veille de mourir, vous aviez suivi, marche inquiète, les corridors que l’extrémité de votre lassitude vous faisait paraître interminables. Votre vie tient pour nous entre ces quatre jours, entre ces quatre mois, entre ces quatre points de l’Europe qu’à cause de vous nous avons caressés d’un regard avide et suspendu. Mais comment pardonner à ceux qui depuis tout un siècle se sont évertués à répandre de vous, à travers deux ou trois continents, une fallacieuse image, ô le plus trahi des musiciens ? A ces virtuoses dont la bruyante vanité s’est complu à tirer un fracas de vos confidences et de vos propos mesurés, et qui n’ont songé qu’a assurer leurs succès aux dépens de vos délicatesses ; à ces demoiselles attendries qui n’ont voulu voir en vous que le plus douceâtre troubadour, ô vous, le plus rigoureux des esprits ? A ces gazetiers qui n’ont eu souci que de détailler vos amours, quand vous n’aviez cessé d’en abriter de silence les enchante-ments et les déboi-res • à tous ceux qui, repus de leur assurance et jamais las de s’admirer, n’ont point cherché à vous connaître, mais à vous prêter leur langage. A tous il eût suffi de se rappeler, parmi vos lettres, l’une de celles que vous adressiez à Fontana. Il ne s’agissait pas de musique, mais de la tenture que vous souhaitiez pour votre nouvel appartement de Paris « Choisis le papier, disiez-vous, comme celui qui était chez moi autrefois, couleur tourterelle, mais brillant et glacé, avec une bordure vert sombre pas trop large… J’aime la couleur perle parce que ce n’est ni criard ni vulgaire… i> Cette couleur perle, elle est à chaque page de vos œuvres ; elle est le fond sur lequel s’élèvent vos édifices de cristal. Qu’en ont-ils fait, pour la plupart ? Un insolent bariolage, un ramage tapageur. Nous aurions dû nous en mieux indigner, et mieux louer h trop petit nombre de vos confidents véridiques. Nous avons péché par indolence, par indul-gence, par mépris ; pardonnez-nous, Chopin, vous qui êtes, nous le savons bien, au plus haut ciel de la musique la plus pure, éternellement, auprès de Bach et de Mozart. Médaille de Chopin gravée par Léognany. G. J.-A. 31