L’ART ET LES ARTISTES dauphinois, né à Vienne, et la tranquillité majes-tueuse de ces bords du Rhône, où l’on pressent la Provence, mais où l’horizon est borné par les hautes montagnes des Alpes. Joseph Bernard, avec son bon’ sens naturel, protesterait, et ne manquerait pas de répondre Je suis Dauphinois, c’est entendu, mais je suis avant tout un imagier et, si mes yeux se sont ouverts aux paysages du Dauphiné, si j’ai appris mon rudiment à Vienne, puis à Lyon, il n’existait pas à Vienne, ni à Lyon, vers t886, une école assez caractérisée pour que je puisse me réclamer d’elle. Et Joseph Bernard aurait raison, contre M. Taine. Sans doute, il convient de chercher dans sa province, dans les types et les lieux que l’on connaît bien, les éléments d’une oeuvre d’art, mais c’est la marque des grands esprits, que de dépasser un peu les frontières de la petite patrie, en dégageant avant tout le fond éter-nellement humain. Avons-nous jamais songé, devant les statues de Rodin ou de Bartholomé, nous demander : è Où est né l’artiste ? » J’avoue que jamais je ne m’étais posé cette question devant les statues de Joseph Bernard. A plusieurs reprises déjà, soit à la galerie Hébrard, soit au Salon d’automne, je les avais admirées dans leur multiplicité diverse ; mais toujours j’avais été frappé par cette volonté de l’artiste à généraliser, à trouver le caractère, le type général, par delà les apparences trompeuses du type individuel. En les voyant, je me rappelais la nature d’où elles étaient sans doute issues, mais déjà m’apparaissaient les grands symboles par quoi se résument les aspira-tions et les sentiments humains : la Jeunesse, Salomé, saint Jean, le Sourire, la Bacchante, le Sphynx, le Chant, la Maternité, la Lutte, le Faune, la Danse, le Penseur ; et je me souvenais que les Grecs, à qui l’on commandait le buste de l’athlète vainqueur aux jeux olympiques, s’efforçaient eus aussi d’en faire, non pas seulement le portrait d’un athlète déterminé, niais l’effigie de l’athlète en soi. Quelle joie de vivre, quel monde créé pour les yeux, quel artiste différent de tant d’autres ! Un peintre, un sculpteur, cherche pendant des années la voie de son talent ; il exprime enfin sa pensée dans une oeuvre è qui fait sensation n; le succès arrive, allant à cette formule heureusement trouvée, et le peintre, le sculpteur, gâté par le succès, répète sa vie durant la formule péniblement élaborée : voilà le progrès habituel d’une carrière. Mais, chez Joseph Bernard, que la courbe de vie est donc différente! quel renouvelleraient! C’est l’humanité entière avec ses personnages délicats ou forts, impétueux ou paisibles, beaux ou ridicules, avec ses masques et ses visages, ses figures et ses grotesques, ses ébauches de sentiment et ses baccha-g6 nales, sa tendresse et sa luxure. Jeunes gens qui regardent, les mains jointes, se lever le soleil, pen-seur au front immense, bouleversé de sa solitude anxieuse, mère qui presse sur son sein le premier enfant, lutteurs exaltant la force animale, jeune femme un peu étourdie de son premier bijou, visage souriant collante la Joconde, couple enlacé pour la danse ou par le baiser, tous ces êtres sont touchés de la grâce, mais l’on sent leur virilité; et surtout, la vision que l’on a d’eux ne s’arrête pas en un point déterminé, les lignes souples, insi-nuantes, n’emprisonnent point la vie dans une forme rigide, mais la continuent, en offrant aux jeux divins de la lumière et de l’ombre, la matière dont ils sont pétris. Ne pas emprisonner la forme, voilà certes qui pourrait servir de prétexte à un gâcheur de pierre pour dissimuler son ignorance; tant de jeunes esthètes se sont réclamés de leur génie afin que nous oubliions l’insuffisance de leur éducation ; tant de jeunes Blancadors chevelus et avantageux ont parlé de niasses pour escamoter la ligne, que l’on se méfie un peu quand on entend parler d’un art libre. Mais, chez Joseph Bernard, cette liberté, cette souplesse, cette grandeur d’allure est le fait d’un homme qui a tout appris et peut concilier sa maîtrise et une sensibilité ingénue. Voici que cette maîtrise et cette sensibilité trou-vent enfin l’occasion de s’affirmer, et que Joseph Bernard réalise pleinement sa pensée dans une oeuvre qui est, à mon sens, un véritable chef-d’oeuvre. On vient d’inaugurer, à Vienne, le monument à Michel Servet, que sa ville natale lui avait demandé; et en même temps, par une consécration que nous aurions voulue plus éclatante, le Salon d’automne expose les maquettes et les moulages sur plâtre de ce monument. 11 n’est pas indifférent que cette statue soit à Vienne. D’abord, parce qu’elle est l’oeuvre d’un sculpteur né à Vienne, et qu’il est désirable que les artistes d’un pays, d’une province soient précisément qua-lifiés pour en exprimer la sensibilité particulière. Ensuite, Michel Servet a pu travailler plusieurs années de sa vie à Vienne, grâce à la protection de l’archevêque Paulmier, dont il était le médecin ; c’est à Vienne également qu’il a confié la première épreuve de son livre aux presses de deux libraires courageux, Balthazar Arnollet et Guillaume Gué-rouit. Enfin, il me plaît que l’on voie une sculpture ainsi traitée dans une vieille cité où abondent les monuments de la civilisation gallo-romaine. On la néglige généralement. On est pressé de quitter les brouillards de la Saône, et d’arriver dans les pinèdes et les champs d’oliviers, n au bon soleil ». On va en pèlerinage aux Alyscamps d’Arles, au Pont du Gard, aux Arènes de Nimes, au Palais