L’ART DÉCORATIF savoir si d’autres ont droit au titre de grand artiste plus que Rivière; ce qui est certain, c’est qu’aucun ne sait remuer comme lui tous les coeurs et gagner toutes les admirations, celles des plus humbles comme celles des plus cultivés. C’est que l’habilité du dessinateur, du graveur, du coloriste et du savant en son genre qu’est Rivière sont au service d’une âme de poète. Il a choisi pour titre d’une de ses dernières oeuvres, ses douze grandes lithographies coloriées, ce titre «les aspects de la nature’, qui résume en trois mots tout ce qui sort de lui. Car chaque page de Rivière, qu’elle soit un décor, un dessin, une estampe gravée sur bois ou sur pierre est avant tout la synthèse d’un aspect de la nature. Que la scènerie qu’il fait passer devant nos yeux se place dans les plaines ondulées de la Mésopotamie, aux bords de l’Hellespont, sur les falaises de la mer de Bre-tagne, à la lisière de nos bois ou près des chau-mières de nos villages, l’essence de l’oeuvre est unique: elle est l’émotion même de l’aspect qu’il nous peint. Il ne l’interprète pas, il n’y met rien de lui, on pourrait presque dire qu’aucun procédé ne guide sa main — tant le procédé disparaît dernière la vision du poete ; c’est la nature même ; non la nature reproduite par l’objectif d’un photographe, encore moins péniblement traduite par un peintre chercheur de systèmes, mais, si l’on peut ainsi parler, l’émotion qui sort d’elle contemplée par l’âme d’un poète et dite avec le coeur d’un simple. Un tel art ne peut être enfanté que par un homme qui ne doive rien à l’éducation, par un artiste ayant suivi de lui-même la voie que lui montraient ses instincts sans en être en rien détourné par l’enseignement routinier. Et en effet, Rivière est fils de ses oeuvres; il est ce qu’on appelle en d’autres milieux un «enfant de la ballet,. Destiné au commerce, il n’a pas connu d’autre école de beaux-arts que les leçons de dessin du professeur de l’école municipale de son arrondissement. Ses maîtres, ce sont les Japonais; et encore, est-il juste de rapporter à ceux-ci l’honneur d’un art si profondément français? Rivière a pu apprendre d’eux le mode à choisir dans la simplification des aspects na-turels pour en tirer l’effet décoratif; puiser chez eux l’idée des procédés matériels par lesquels tout ce qui vient de lui possède une si haute perfection d’exécution ; mais l’admiration irrai-sonnée de l’art d’Orient ne l’a pas conduit, comme tant d’autres, à voir les ‘choses de France des yeux d’un Japonais ; en prenant oh il les a trouvé les moyens de parvenir au but que ses instincts lui montraient, il a gardé les yeux et l’âme d’un Français pour voir les choses de partout. 49 A ses débits dans l’illuStration succédèrent presque de suite les scènes du théâtre d’ombres du Chat Noir, qui firent courir tout Mont-martre, puis tout Paris et l’élite du monde entier qui passe. Et ce n’était point par snobisme qu’on allait au Chat Noir, à ce moment-là! Elle valait d’être vue, cette scène minuscule sur laquelle les silhouettes des personnages se détachaient en groupes composés de main de maître d’admirables paysages, changeant d’aspect de minute en minute, comme la nature fait de quart d’heure en quart d’heure, sous l’éclai-rage oxyhydrique réglé par des verres à clarté graduée, inventé par Rivière lui-même à la fois artiste, ingénieur et machiniste! La Tentation de Saint Antoine, puis Roland, furent suivies de la Marche à l’Etoile dont le succès théâtral n’est pas encore épuisé; puis de Phryné, de Sainte-Geneviève de Paris, d’ Hero et Leandre et du suif-Errant. Aujourd’hui, le Barnum du Chat Noir, Salis est mort et le cabaret fameux de la rue Victor-Massé a disparu avec lui; mais, par bonheur, il reste de ces pièces les illustra-tions de leurs partitions musicales, dans les-quelles on a transporté sur le papier les scè-neries émouvantes de Rivière, et qui feront vivre ces oeuvres créées pour le plaisir d’un jour. Les pensionnaires de Salis n’étaient pas tous de la bohème; Rivière moins qu’aucun autre. ‘Travailleur infatigable, sitôt le Chat Noir dis-paru, il se met à la gravure sur bois qu’il com-bine avec l’impression en couleurs. Il projette plusieurs séries de gravures en couleurs à tirer à 25 exemplaires seulement: les Paysages bretons, les Trente-Sir vues de la Tour Eiffel, etc. C’est un labeur énorme ; chaque feuille nécessite autant de tirages qu’il y a de couleurs, c’est à dire douze quinze, et chaque tirage un repérage d’une absolue exactitude. Rivière est lui-même à la presse, présidant en personne à chaque opération ; pendant quinze jours, un mois, deux mois même que dure l’impression d’une feuille, il ne quitte pas l’imprimerie. Il a, par bonheur, trouvé dans M. Eugène Verneau, son imprimeur et éditeur, un collaborateur ca-pable, et — chose plus rare — animé du plus sincère désir de seconder l’artiste dans l’exé-cution et la propagation de ses oeuvres. Les feuilles des Paysages bretons et des autres séries de gravures sur bois de Rivière, tirées à ce nombre très-petit d’exemplaires, sont nécessairement coûteuses; elles ne peuvent s’adresser qu’aux amateurs prêts à y mettre le prix. Mais Rivière, dont le talent est si bien fait pour parler à tous les coeurs, l’a rendu accessible au plus humbles par la publication des «Aspects de la Nature,>, douze grandes estampes lithographiées en couleurs, qui resteront