L’ART DÉCORATIF Mais des amis disparus, combien le sou-venir était resté vif chez Fantin! Il n’en oubliait aucun, ni Legros, ni Ottin, ni Cuisin, ni ce Fioupou, célèbre par ses discussions avec Edmond Maitre et Baude-laire sur la littérature et la théologie. En même temps qu’il explorait le vaste domaine de la musique, Fantin n’avait jamais cessé de fréquenter les poètes, tous les poètes, depuis ceux qu’on nommait et qui s’étaient nommés eux-mêmes ironique. ment : les Vilains Bonshommes jusqu’aux poètes du Coin de table, parmi lesquels on reconnaît Elzéar Bonnier, Emile Blémont, Jean Aicard, et l’ami des poètes d’alors, l’ami de Léon Valade, Camille Pelletan. Le Coin de table avait figuré au Salon de 1872. De l’époque où il fréquentait les cafés littéraires, le café Guerbois, le café Tabourey, le café Voltaire, des années où il voyait passer devant lui, où il écoutait ces étince-lants causeurs, Jules Barbey d’Aurevilly, Alphonse Daudet, Fantin avait gardé le goût des discussions littéraires. Admirateur passionné de Victor Hugo, il l’avait lu d’abord dans sa jeunesse, puis au milieu de sa vie, une dernière fois enfin, en 1903, où il recommença la lecture de toute l’ceuvre poétique du maître. Il avait pour Victor Hugo une admiration que n’ébranlèrent jamais les caprices de la mode et qui, au contraire, s’accrut avec les années. Aussi, lorsque parut l’édition nationale de Victor Hugo, on le pria d’y collaborer et il y consentit. Une de ses toiles est exposée, auprès du portrait du poète, dans la maison de la place des Vosges. Les organisateurs du Musée ont compris que la vraie place de Fantin, cet admirable poète de la couleur et du dessin était auprès de l’auteur de la Légende des Siècles, des Contemplations. Contrairement à ceux qui renient leur passé, qui déchirent le sein de leur nour-rice et qui se font gloire de s’être créés seuls, Fantin qui raisonnait toutes ses admirations se faisait gloire d’appartenir au groupe romantique qui avait produit Eu-gène Delacroix et Victor Hugo, Schumann et Richard Wagner, Hector Berlioz, Rossini et Brahms. Jamais homme ne fut aussi soucieux que lui si ce n’est Goethe dont il avait le 110 médaillon toujours en face de lui, de bien employer sa vie et de régler savamment l’emploi des heures. Le travail obstiné dès les premières heures du matin, les discussions sur les faits et les livres, le repos du soir dans et par la musique, les auditions des grandes oeuvres musicales dans les concerts de Pas-deloup, de Colonne, de Lamoureux, du Conservatoire, de rares apparitions dans les théâtres (Fantin était allé voir jouer la Poudre de Perlimpinpin dont il était revenu enchanté par la beauté du spectacle), tout était prévu, réglé, tout venait à son heure dans cette maison où on avait plaisir à vivre. Fantin aimait les discussions littéraires et musicales. Je l’ai entendu se passionner pour les quatuor de Beethoven, pour cer-taines oeuvres de Schumann encore incom-prises, pour Tolstoï, pour Ibsen, pour les crépons japonais, pour des illustrations en couleur de contes populaires russes par Bilibine, pour les jolis ouvrages en bois sculpté ou en bambou que l’on trouvait dans les boutiques de japonaiseries de la rue Saint-Honoré, pour les caricatures de Keene, enfin pour tout ce qui était beau, rare ou curieux. Je l’ai entendu pendant vingt ans juger tous les salons, toutes les expositions et j’ai pu savoir ce qu’il aimait. Quand on avait pénétré dans son inti-mité, un autre homme apparaissait en lui, celui qui, propriétaire d’une maison de cam-pagne à Buré, avait répandu tant de bienfaits dans le pays qu’il y était adoré, lui et Mm« Fantin. Pendant plusieurs années, Fantin, qui faisait alors deux séjours à la campagne (l’un de quinze jours environ à Pâques et l’autre en plein été), se récréait, en compagnie de sa femme et de sa belle-soeur 114,4 Du-bourg, à donner la comédie aux enfants du pays qui s’empressaient à ces spectacles. Comédie improvisée, et d’autant plus charmante, « comedia del acte » où chacun, selon la vraie formule italienne, disait ce qui lui venait à l’esprit au moment même. Avant chacune de ces représentations de vacances, Fantin, de la main qui a peint l’hommage à Delacroix et tant d’autres belles toiles, dessinait sur des verres de lanterne magique des personnages destinés à être