L’ART DÉCORATIF que non. Nous voyons bien que la mode des styles anciens qui sévissait commence à décliner; que notre siècle, absorbé pendant ses trois premiers quarts par la création du nouvel outillage du monde civilisé, les moteurs, la machinerie, les chemins de fer, la grande navigation, la communication rapide de la pensée, l’exploitation minière, etc. commence à trouver enfin le temps de s’appliquer à l’étude de la forme, las de l’emprunter à ses devanciers; qu’une force irrésistible pousse les artistes vers l’art appliqué; qu’à travers les tâtonnements de la création et les outrances de la réaction: l’on marche à grands pas vers des formules d’art neuves et qui ne le cèdent pas aux anciennes. Mais nous n’apercevons pas le bénéfice que le grand nombre pourra recueillir — nous n’avons pas dit «recueille» — de cette révo-lution, telle qu’elle s’accomplit jusqu’ici. Ce qui se fait eut être beau; mais ce n’est point pour lui qu’on le fait. Un art pour le grand nombre: c’est le mot inscrit en tête de tous les programmes, de toutes les publications d’art, de toutes les mani-festations collectives d’artistes. Mais qui tra-vaille à faire du mot une réalité? A de bien rares exceptions près, les oeuvres d’aujourd’hui restent conçues, comme celles d’autrefois, dans le sens de l’objet d’exception, de la pièce rare et coûteuse. Saturée du faux art qui ne sait s’inspirer que du faste des palais de nos anciens rois et des richesses des grands d’autrefois recueillies dans les musées, la foule commence à prendre goût à ces merveilles nouvelles. Ce sont elles que l’industrie devra bientôt copier pour que chacun puisse en avoir sa part. Elle les copiera de la seule manière possible dans ce but : grossièrement et de loin. Elle en fera la charge, et dans dix ans, les yeux ne pourront plus se fixer, dans la vie courante, que sur des décors, des meubles, des ustensiles, des bibelots »art moderne» aussi laids, aussi sottement préten-tieux que ceux d’aujourd’hui. Au lieu de vivre dans la caricature du Louvre ou de Versailles, le moindre bourgeois se prélassera dans le pastiche en toc de l’hôtel du milliardaire. Est-ce la peine de changer ? Quel remède pour prévenir ce mal? Un seul. S’appliquer sincèrement à réaliser les programmes qui jusqu’ici, sont restés à l’état de grands mots. Assez de phrases. Après cent volumes et mille articles, nous en serions encore au même point qu’aujourd’hui. Une seule oeuvre, un exemple font plus pour faire marcher le monde que des flots d’encre. C’est aux artistes de sauver l’art qu’ils viennent de créer du ridicule d’imi-tations grotesques, sous lequel il serait en danger de succomber à peine né. Qu’ils n’oublient pas que les clients du nouvel art, pour représenter l’élite de la société, n’en ont pas moins leurs préjugés et leurs manies, et qu’ils sont prompts à ne plus vouloir de ce qui court les rues —surtout en chienlit. Un art moderne accessible aux petites fortunes ne peut pas plus être calqué sur l’art fait pour le riche que sur celui que les artistes d’autrefois firent pour les grands d’alors. Il doit répondre à d’autres besoins, se renfermer dans d’autres ressources, mettre en oeuvre d’autres matières, se suffire d’autres formes et d’autres procédés, intéresser par d’autres propriétés, toucher par d’autres moyens. Il doit valoir par l’ensemble et renoncer à l’exubérance du détail. Sa simpli-cité nécessaire n’exclut ni la grâce, ni le charme, ni l’amabilité souriante dans tel de ses aspects, ni la noblesse et la dignité clans tel autre. Oserions-nous dire, sans crainte de sembler paradoxal, que la perfection de l’ensemble se rencontrera peut-être plus souvent dans un tel art qu’ailleurs, parceque l’exclusion forcée de l’inutile commandera de concentrer l’intérêt sur les seuls éléments qui l’exigent, et d’apporter une attention sévère à la détermination des valeurs? La profusion est la pire ennemie du bon goût; forcé de l’éviter, plus d’un artiste verra peut-être s’épurer le sien. Il va sans dire que nous n’entendons pas contester la portée, encore moins diminuer la valeur des travaux d’exception, de ces admirables joyaux de l’art dans lesquels l’artiste épanche le plus exquis de son imagination sur le plus beau de la matière. La splendeur ou la douceur des métaux, des pierres et des bois rares, l’infinie délicatesse des formes, la subtilité des détails entreront toujours dans le rêve de l’artiste, et toujours il y aura des privilégiés de la fortune —heureusement! — pour lui permettre de faire de ce rêve une réalité. Mais quel obstacle, pour l’artiste, à chercher une diversion à ces travaux dans l’étude de formules d’objets usuels réellement industriali-sables? Nous ne prétendons pas que de telles formules soient faciles à trouver, loin de là; si c’était si facile, l’intervention de l’artiste ne serait pas nécessaire. C’est même trés-difficile dans beaucoup de cas; mais pour cette raison même, ce devrait être pour l’artiste un point d’honneur et un plaisir de les trouver. Les objections ne manquent pas, nous le savons. Aucune n’est sans réplique. S’il répugne à l’artiste de chercher à tirer quelque chose d’une matière humble, on peut répondre que toutes sont susceptibles d’expression, dès qu’on se contraint à ne pas sortir du genre d’effets que leur nature comporte; que 254