L’ART DÉCORATIF N° VI MARS 1899 L’ART INDUSTRIEL Le mot «industrie» sous-entend aujourd’hui celui de «production par quantités». Les deux choses sont devenues synonymes. En nous ser-vant de l’expression «art industriel», nous enten-dons l’application des lois du beau aux modèles d’objets usuels fabriqués par quantités, et par conséquent au plus bas prix possible. D’autres attribuent un autre sens à la même expression. Indifférent aux questions de mots et ne voulant qu’exposer notre pensée, nous convenons avec le lecteur de nous en servir dans celui que nous venons de dire. L’industrie, qui veut avant tout fabriquer des produits de bonne vente, s’applique à satis-faire les goûts du public. Or, ces goûts naissent dans les musées, dans les palais ouverts à la foule les jours de fête, et surtout devant les vitrines des boutiques d’objets de luxe. C’est donc la reproduction des objets vus dans ces endroits que l’industrie doit offrir au public, ou des choses dont le caractère s’en rapproche le plus possible. Mais ils sont trop coû-teux, faits de matières trop précieuses et trop finement ouvragés pour être copiés tels quels à des prix accessibles au grand nombre, et même aux bourses moyennes. L’industrie ne peut donner la chose; elle s’efforce d’en donner l’illusion. Elle invente des similis qui représentent l’à-peu-près, ou l’à-beaucoup-près des matières chères; des procédés mécaniques ou des divisions à l’extrême de la main d’oeuvre par lesquels le travail délicat est pastiché de loin; elle fait, en un mot, du clinquant pour la bourgeoisie, de la camelotte pour le peuple. Dans l’état présent des choses, l’imitation grossière est donc une loi de l’industrie. Elle nous offre des marbres en papier ou en bois peints, des vitraux en papier huilé, des revête-L’ART DÉCORATIF. No. G. ments céramiques en papier glacé, de la fonte en tôle découpée, du fer en fonte, du bronze en zinc, de l’or en une foule de matières in-nommables; de l’acajou en hêtre, de la laine en coton, du coton en jute, des tapisseries en impression, des tableaux et des pans décoratifs à la grosse prétendant égaler l’ceuvre du peintre, etc. etc. L’habitude a fini par faire considérer l’imitation comme chose si naturelle, qu’on en arrive, les uns à la présenter comme le but à se proposer, les autres à la regarder comme la merveille à convoiter. Nous avons tous en-tendu les camelots du boulevard, il y a quelques mois, offrir aux consommateurs attablés aux terrasses des cafés les clefs de la Bastille «tout en imitation». Pas à se tromper sur le sens que l’homme attribuait au mot: le ton disait assez que sa marchandise était pour lui le dernier mot du beau. Nous ne faisons pas le procès à l’industrie. Elle subit une nécessité; le mal ne vient pas d’elle. Elle obéit à une loi qu’on peut énoncer comme ceci: la grande niasse du public, ne pouvant concevoir par elle-même, forme ses conceptions par ce qu’elle voit; ses goûts sont faits surtout d’habitudes. Tout ce qui représente à ses yeux le beau, jusqu’ici, consiste en objets rares et coûteux; rien ne lui apprend qu’il puisse exister de beaux objets d’autre sorte. Donc, pour posséder le beau — et chacun veut le posséder, c’est l’instinct commun — la masse exige des objets qui ressemblent aux ,choses rares et coûteuses. L’industrie en fait; elle se ruinerait en en faisant d’autres. Le mouvement artistique auquel nous assistons va-t-il changer cela? Si rien ne se modifie à bref délai dans le caractère de ses manifestations, nous croyons 253 32 FIND ART DOC