LE BIJOU QUI PLAIT IA spécialisation des carrières n’est pas en faveur auprès des esprits subjectifs, je veux dire ceux portés à voir le monde tel qu’ils le souhaiteraient plutôt que tel qu’il est. Ils la subissent comme une nécessité, à laquelle la somme immense des connais-sances acquises et l’infinie variété des in-dustries nous condamnent ; au fond ils en gémissent. Leur mau-vaise hu-meur s’é-panche en utopies qui voient le jour tantôt dans un mi-lieu, tantôt dans un au-tre, et re-crtitentquel. ducs parti-sans par-ci par-là. L’inVention de l’artiste universel est du nombre. On s’est rappelé Michel-Ange sculpteur, peintre, architecte, ciseleur, et l’idée de faire des nouvelles générations d’artistes une légion de petits Michel-Ange a germé dans quelques cerveaux. Des hommes se sont voués à l’apostolat do cette idée ; comme il faut des preuves à l’appui de ce qu’on propose, ils nous ont raconté — d’ailleurs avec la bonne foi du méridional qui se grise de ses propres bourdes — que la règle au moyen âge était que chaque artisan fût à la fois orfèvre, serrurier, émailleur, potier, teinturier, et peignît des enseignes. Ces beaux discours nous valent le spectacle de jeunes gens dom le talent s’exerce indifféremment, dans des concours, sur un mobilier de chambre à coucher, un service à thé en porcelaine, le dessin d’une soie, une pièce d’orfèvrerie, un peigne ou un col de dentelle, dans l’espoir de gagner à ce jeu le gros lot de la célé-brité. Espoir toujours déçu ; Charles Garnier, seul détenteur du secret d’amener le double-six, est mort sans le révéler. Tout n’est pas à rejeter dans l’encyclo-pédisme artistique. Mais l’expérience montre que les meilleures productions dans chaque branche viennent de gens qui s’y sont spé-cialisés et n’en sortent pas. La concentration des facultés sur un seul objet, qui rétrécit encore le cerveau de l’homme vulgaire, pousse l’homme bien doué vers la perfection. Voyez, par exemple, l’art du bijou. Quand on a nommé M. Lalique, M. Vever, M. Fouquet, M. Gaillard, M. Bonny, la liste des vitrines devant lesquelles le public s’émer-veille aux expositions est épuisée. D’autres rencontrent un succès d’estime de-ci delà ; mais…, il y a tou-jours un mais. Leurs bijoux sont trop lourds ou trop grêles ; les tins sont ternes jusqu’à la tristesse, les autres bariolés et pas plus éclatants pour cela ; certains prétentieusement littéraires tandis que quelques-uns ont l’humilité du pauvre qui se cache. Bref, il manque toujours à ces productions je ne sais quoi ; et c’est ce je ne sais quoi, qu’elles n’ont pas et que les premières possèdent, qui met l’éclair de la convoitise aux yeux des femmes et enlève le public. Pourrait-il en être autrement ? Le pro-fessionnel a l’avantage de voir la chose dont il s’occupe objectivement, tandis que le pro-ducteur d’occasion ne peut la traiter que subjectivement. Le premier, constamment en contact avec le consommateur — ici la femme — en connaît les désirs, les joies, les dédains, les caprices ; il vit dans le milieu et l’ordre d’idées qu’il faut pour concevoir des oeuvres propres à la satisfaire, et rien que de telles oeuvres. Entre mille moyens possibles, il a l’expérience journalière de ceux par lesquels on arrive le plus sûrement au but-; il sait ce que chacun peut et ne peut donner. Le second, qui n’a ni l’obser-vation ni l’expérience à sa disposition, ne peut prendre le point de départ et les déve-loppements qu’en lui-même: il a dix chances G. FOUQUET ET DESROSIERS 2 5 2