L’ART DÉCORATIF mais, sous ces pseudonymes, des notions inter-changeables. L’art est l’ensemble de ces notions interchangeables, et selon qu’une ou l’autre apparaît, il y a peinture, poésie, sculpture, comme il y a dans un phare des feux verts. blancs ou rouges relativement à une clarté centrale et permanente. Mallarmé eut à un degré merveilleux la connaissance de ces rapports de la pensée à l’expression plas-tique. Ce qu’Eugène Carrière manifeste dans son oeuvre est cette connaissance elle-même, et, chez un peintre, c’est très rare. Pour avoir cette connaissance, il faut qu’un peintre, placé par son moyen d’expression même en face du monde apparentiel où tout est défini par l’oeil et où rien ne paraît interchan-geable, s’élève pour ainsi dire au-dessus de la peinture à force de méditation. Carrière l’a fait, en regardant quelques visages adultes et les tètes de ses enfants. Et par la vertu de son regard il a retrouvé sur ces exemples de la réalité une foule de notions qui semblaient propres à la poésie ou à la musique, et qui y font penser de-vant ses toiles. Ainsi la poésie de Mallarmé participe de tous les arts et ne dépend d’au-cun : il y a interpénétration, il n’y a ni con-fusion, ni imitation, ni mélange. C’est bien de la poésie. J’aime beaucoup mon moyen, qui est la peinture dit pensivement Car-rière. Il n’en voudrait pas changer, et cependant il est poète et musicien, il sait les rythmes, les mesures, les assonances, il symphonise. Mais il ne voudrait pas ne plus être peintre : d’autres, à son degré intellec-tuel, diraient que ce métier représentatif les gène : il n’en est pas géné, mais il n’en est pas idolatre. Il s’en sert. De tels hommes sont caractérisés par la lenteur précautionneuse. On imagine vite, on découvre sans hate. Mallarmé a peu produit, et par scrupule il détruisit presque tout. Rodin et Carrière sont des circonspects et des tacites. Un des traits de Carrière qui serviront le mieux à éclai-rer l’opinion que j’en présente est celui-ci : L’homme, person-nellement, est lent, parle peu, d’une voix sourde et embarras-sée. Peu à peu, s’il parle avec confiance, il trouve des expres-sions de grand écrivain. J’ai fait chez Rodin la remarque pareille : on dirait que leur pensée vient du fond de la terre, on l’entend bruire comme une source chaude, avant de la voir. Ce sont deux hommes à visage fruste , donnant l’impression d’êtres élémemaux, très étran-gers à la civilisation actuelle, rudes, sagaces et très fins. Carrière écrit. Cela lui arrive de loin en loin: quelques phrases à peine. Or, l’extraordinaire, c’est la qualité de beauté de ces phrases. Non seulement elles sont belles par la pensée syn-thétique, la valeur morale, la judicieuse netteté, mais encore elles sont belles littérairement, d’unebeauté de maîtrise en prose. Écrites avec les termes et la syn-EUGÈNE CARRIF F PORTRAIT LCIOS 62 taxe les plus simples, elles sont