MARS 1902 Baigneuses reparaît malgré tout, dans la gràce exquise de la grisette du premier plan, dans l’ara-besque des lignes, dans l’eurythmie admirable de la composition, dans la diaprure des taches de soleil qui éblouissent lorsqu’on s’approche du tableau. Entrons dans la salle du musée du Luxembourg, allons droit à lui : nous savons déjà dès le seuil qu’il y a là un chant de la lumière, un hymne de joie, et le poète a transfiguré le vrai. Est-il bien sûr que ces chapeaux de paille d’or, où scintille la clarté verticale, ne vaillent pas plus que les cinquante sous de la réalité ? Ces vestons bleus, les a-t-on achetés tout faits pour dix-neuf francs dans quelque magasin populaire, ne sont-ce pas plutôt des saphirs caressés de reflets de turquoise adoucie ? Une robe de grisette est bien de cette forme et de cette étoffe, mais est-elle aussi délicieuse que cela ? Nous ne nous en étions pas aper-çus : il y a de la magie dans ce réa-lisme-là, et le vision-naire qui est entré dans le bal n’avait pas les préoccupa-tions de Manet ou des Goncourt, et ne venait pas étudier, comme Degas, les stigmates de la ca-naille : il venait flâ-ner avec bonhomie, poursuivant son rêve intérieur, trou-vant la vie bonne, le soleil joli, la joie licite, et comme son âme était pleine d’or, il en a un peu laissé sur tout ce qu’il a vu. Étudions d’autres toiles. Le Déjeuner des Canotiers, voilà un sujet que nous avons vu cent fois traiter avec des va-riantes , repas de noces villageoises en plein air par ex-emple. Les uns y ont trouvé l’occasion de peindre des nappes blanches dans des feuil-lages ensoleillés, d’autres, d’y étudier des types populaires, et il n’y a guère de Salon, depuis vingt-cinq ans, où nous n’avons trouvé deux ou trois tableaux de ce genre. Cependant, aucun n’est analogue à celui de M. Renoir; tous sont de vulgaires vignettes grandies, nous ne pouvons nous en souvenir. Lui seul a évité la banalité et haussé son oeuvre au grand style, parce que sa préoc-cupation symphonique est constante, parce qu’il s’est tenu à égale distance du réalisme et de la psychologie. Cette belle oeuvre est visible à l’appartement particulier de M. Du-rand-Ruel, qui a acquis les plus belles choses des peintres dont il était autant l’ami qùe le marchand ; et dans cet appartement où se groupént, en un radieux musée, les oeuvres capitales de l’impressionnisme, le Déjeuner A. RENOIR 22I BAIGNEUSE