L’ART DÉCORATIF propre de conserver un art près de se perdre en le modernisant, déterminèrent M. Aubert à tenter de faire renaitre leur industrie. Tâche difficile! car, pour ne parler que des moyens de fabrication, il fallait renouveler les dessins pour les mettre en rapport avec le goût moderne, dresser de nouvelles ouvrières; il les fallait en nombre suffisant pour que la production ne fût pas insignifiante. Si le point de Chantilly se fait plus vite que la valenciennes, dont les meilleures ouvrières font à peine quatre centi-mètres par jour, et même trente-six centi-mètres en un an pour certaines variétés; si le Calvados a le apoint de raccroc», par lequel les fragments travaillés séparément sont réunis d’une manière imperceptible à l’oeil pour former les grandes pièces, en sorte qu’on peut mettre un assez grand nombre de mains à un ouvrage qui, autrement, n’admettrait pas plus de deux ouvrières, le travail d’une pièce de Chantilly n’en est pas moins fort long. L’écharpe offerte à l’Impératrice de Russie, dont nous parlions tout-à-l’heure, a pris 3000 journées d’ouvrières pour trois mètres carrés. Une autre difficulté, c’était de lutter contre la mode, qui ne veut plus, pour les dentelles de prix, que les vieilles pièces authentiques; car la manie du vieux règne en ceci comme dans le reste, et c’est à peine si les points mo-dernes de Bruxelles et de Bruges, les seuls que la machine a laissé subsister, trouvent grâce devant elle. Il ne pouvait donc être question de tenter de faire renaître l’ancienne dentelle noire de Chantilly; il fallait une innovation. M. Aubert la trouva. Il resolut de faire des dentelles polychromes. C’était une hardiesse sans précédents; mais c’est ici que son art est apparu dans ce qu’il a de plus exquis. Des nuances tendres, légères, immatérielles à l’égal de cette vapeur tissée qu’est la dentelle pouvaient seules rendre la polychromie tolérable : M. Aubert en trouva d’une délica-tesse incomparable. Aucune femme ne con-temple ces éventails, ces garnitures de toilettes de bal, sans que la convoitise brille dans ses yeux — c’est la forme de l’admiration chez la femme. Les dentelles. de M. Aubert sont faites de fils de soie choisis, rendus très – résistants par le mode de moulinage. Ces fils sont teints avec le plus grand soin en une quinzaine de nuances sur les indications de l’artiste. La gamme est complétée par le fil d’or, qui joue un rôle im-portant dans la bordure et les cordons. Mais les nuances sont variées à l’infini par la combinaison, dans chaque feuille ou chaque pétale, de deux, trois, quatre et jusqu’à six fils de nuances différentes, ou l’introduction du fil d’or parmi eux. De plus, en modifiant petit à petit la composition des fils d’un grillé, la nuance de la feuille ou de la pétale que forme ce grillé se fonce, s’éclaircit, passe à une autre au gré de l’artiste. A ces ressources déjà si grandes, M. Aubert en adjoint d’un autre ordre en variant le réseau non-seulement d’une pièce à l’autre, mais dans la même pièce si son dessin le comporte. Ainsi, dans telle pièce, le réseau sera par places au point d’Alençon et au point de Vitré; dans d’autres, il sera formé de barettes alternant avec des grillés formant réseau, etc. Il y a même des pièces où le réseau est de trois sortes. Au point de vue technique, l’invention de ces dentelles est, comme on voit, un vrai tour de force. L’auteur, s’emparant d’un seul coup des procédés de toutes les anciennes sortes de dentelles, les a fondus en un seul, en y ajou-tant des ressources infinies tirées d’autres in-dustries. Expliqué, tout celà ferait supposer un aspect beaucoup plus compliqué que celui des anciennes dentelles; mais quand on le voit, c’est tout le contraire. M. Aubert, en effet, par sa pratique constante de tous les genres d’industries textiles et son aptitude naturelle à se rendre maitre des procédés de chacune, a acquis une habileté exceptionnelle à saisir le parti qu’on peut tirer de chaque pratique et les limites dans lesquelles elle peut être employée. Il sait plier avec une incroyable facilité son dessin aux exigences de chaque opération, et les facultés qu’offre chaque opération aux convenances de son dessin. D’autre part, esprit simplificateur et doué au plus haut point des qualités de tact et de mesure, il rejette d’instinct toute complication, toute confusion, tout ce qui n’est pas à sa place, et tend en tout à la clarté dans l’ordre. Le résultat est qu’avec une variété de moyens infiniment plus grande que les anciens, il produit un objet in-finiment plus concis, donc plus immédiatement compréhensible et plus frappant. L’oeil saisit l’ensemble et tous les détails d’une pièce de sa dentelle aussitôt qu’il tombe sur elle. On n’en peut dire autant de beaucoup des anciennes dentelles. Les dessins sont pleins de grâce, et leur genre tout Ce qu’on peut rêver de plus séduisant pour la femme — et sur la femme. Ceux des éventails, qui se fabriquent déjà en nombre appréciable, représentent les fleurs. Il y a les roses, les oeillets, les volubilis, les églantines, les iris toutes groupées avec tant de na-turel, que c’est à se demander comment c’est si nouveau! On est réduit, consiste on voit, à répéter sans cesse les mêmes mots pour qualifier les 160