L’ART DÉCORATIF peut faire que le prix des matières précieuses tombe à rien; que ce qui demandait huit jours de travail ne demande plus que quelques heures; que la machine fasse ce qui est le produit non de la main, mais de l’intelligence de l’ouvrier. La théorie que nous réfutons ne peut conduire qu’à la copie du bel objet en matériaux précieux avec des matériaux vils prétendant imiter les premiers, et par un travail grossier cherchant à donner l’impression qui ne peut résulter que d’un travail délicat: c’est-à-dire au cantelotage. Ce serait, comme aujourd’hui, le toc universel. Des caricatures de formes nouvelles, .en similis de l’avenir, prendraient la place des charges de formes anciennes en similis du présent, voilà tout. L’art de bazar continuerait de régner en maître; on n’aurait pas fait un pas. Mais alors, — dira-t-on, — il devrait donc y avoir plusieurs «beaux», un beau pour le riche, un beau pour le bourgeois, un beau pour l’employé? Parfaitement. Si paradoxal que cela paraisse, nous ne craignons pas de l’écrire. Ou du moins, s’il n’y a qu’un beau, ses formes sont infinies. Un vase en verre de trente sous peut être beau aussi bien qu’un vase en cristal taillé de trente francs. Une armoire en bois blanc, qui coûtera cinquante francs, est suscep-tible de beauté non moins qu’une armoire en bois rare orné du plus précieux décor. La beauté n’est pas plus interdite à l’humble lampe de cinq francs qu’au plus somptueux lampadaire. Le beau peut sortir des matières les plus humbles, des formes les plus simples, du travail le moins coûteux, si l’art préside h leur emploi. Alors, quel obstacle à ce que l’artiste crée et propose à l’industrie dès maintenant — et non dans cinquante ans — une échelle d’objets s’adaptant à l’échelle des fortunes? Ne serait-ce pas une récréation digne d’un décorateur de talent, d’inventer — comme nous verrons plus loin que M. Aubert a commencé de le faire — des décors d’intérieur assez peu coûteux pour que chaque constructeur les puisse offrir aux loyers de t000 francs? Un architecte de talent dérogerait-il en dessinant trois ou quatre mobiliers à 350 francs pour salles à manger, destinés à prendre chez le petit bourgeois la place de la caisse d’emballage se disant Henri II, de la table aux manches de bilboquet branlants et des six chaises archifuselées, archifouillées, archihistoriques, mais archimalcommodes, dont il ne reste après même nombre de mois que de lamentables débris? La réputation d’un sculp-teur en renom serait-elle compromise pour avoir modelé quelques objets bien simples, un chan-delier, une lampe, un encrier, etc., à faire en cuivre joliment patiné, avec très-peu de ciselure, et qui ne se vendraient que quelques francs? Celà leur coûterait si peu de peine, et ferait plaisir à tant de gens — sans compter ceux qui n’en voudraient pas le premier jour, et ne voudraient plus autre chose six mois après! L’autre côté de la question. L’industrie. Qu’il soit difficile à l’artiste de la décider à un essai coûtant des milliers de francs, nous ne le savons que trop. Mais s’il ne s’agit que d’une bagatelle? Le nom seul de l’artiste déjà connu, faisant une proposition de ce genre à l’industriel, ne suffirait-il pas pour le déterminer ? Ce qu’il faut avant tout, dans cet ordre d’idées, c’est l’intervention directe de l’artiste. On pour-rait croire que le personnel ordinaire de l’in-dustrie suffit à concevoir et dessiner les choses simples. Ce serait une erreur. D’abord, ce n’est pas lui qui prendra cette initiative. Ensuite, la conception saine et le don d’invention n’appar-tiennent pas plus au premier venu dans le simple que dans le complexe, au contraire. Le dessi-nateur industriel pourra marcher dans la voie, une fois celle-ci ouverte; mais il faut que des esprits supérieurs la lui tracent. La belle de-meure bourgeoise ne sera, que le jour où des artistes de talent auront montré par le fait ce qu’elle doit être. Jusque-là, le faux, le clinquant, le «je veux mais ne peux » y resteront sou-verains. L’on ne peut donc trop applaudir, en voyant un artiste du talent de M. Aubert ne pas trouver indigne de lui de travailler pour l’industrie. Il est à souhaiter que d’autres l’imitent, et dépensent un peu de leur savoir-faire au profit immédiat de la communauté — qui est aussi le profit de l’art. M. Aubert, décorateur de surfaces, s’est sur-tout occupé de tissus. Dans ce domaine, en-dehors de ses travaux pour l’industrie, il produit des pièces uniques, ou exécutées seulement à quelques exemplaires, qui sont des merveilles d’élégance et de goût, et qu’il expose régulière-ment rue Caumartin, au Salon des Six, dont il est. Dans ces travaux, qui sont d’une très grande variété, outre les qualités de composition et de couleur de M. Aubert, son aversion pour les lieux-communs et sa sûreté de goût, on retrouve constamment la plus rare connaissance des convenances et des ressources des matières traitées, et l’ingéniosité à en tirer de nouveaux partis. L’activité de M. Aubert ne se borne pas aux tissus; elle s’est portée sur beaucoup d’autres objets: papiers peints, frises et panneaux en faïence, vitraux, et récemment, sur la décoration des murs d’intérieurs. Ici, son esprit pratique a d’emblée déterminé l’étendue du rôle de son art dans la décoration de la maison de rapport 158