L’ART DECORATIF dignité — encore bien moins des Parisiens ce sont les héros d’ages fabuleux. Au lieu des re-dingotes et des chapeaux de M »’« Desfontaines, ce sont les écailles brillantes des cottes de fer que ces tables réclament, et je crois entendre le cliquetis des anneaux de bronze et le choc des boucliers déposés rudement par les arrivants contre les pieds massifs de ces divans. En prenant, avec beaucoup de ses com-patriotes — et quelques-uns des nôtres l’étrange ou l’insolite pour synonyme de mo-dernité, M. Môhring s’est trompé. Il ne suffit pas de faire autre chose que ce que tout le monde fait pour être moderne; il faut créer un milieu en rapport non tant avec les ressources matérielles de notre temps (ceci se fait de soi-même) qu’avec notre état d’âme et le tour de notre esprit. Or, ceux-ci se caractérisent par la tendance scientifique de la pensée, par laquelle la raison commande toujours plus impérieuse-ment nos impressions en tout ce qui ne touche pas à la passion; par une vision de la beauté s’épurant dans le sens de la simplification — non que nos âmes deviennent plus sim-plistes, tant s’en faut, mais parce que nous découvrons chaque jour mieux que la beauté, c’est l’harmonie, et l’harmonie, la coordination de l’ceuvre de l’homme à celle de la nature; par l’affinement de notre sensibilité, qui perçoit mille nuances autrefois inconnues. Et je me demande en quoi la torture des formes auxquelles on veut arracher le secret du nouveau, la dé-bauche de petits chipotages du bois, des étoffes, du cuir, du verre, du métal, de tout, sous pré-texte de recherches de « belles matières », la mise en scène de moyens d’effet qui veulent être curieux et ne sont que grossiers, je me demande en quoi tout cela satisfait à ces aspi-rations. Il en est de l’art comme de la parole et de l’écrit. Pour traduire l’état d’un esprit neuf sous la forme qui lui convient le mieux, les Renan, les Lemaitre n’ont pas eu besoin de forger des mots nouveaux, de martyriser le sens des mots anciens, d’inventer des accouplements para-doxaux, de bouleverser le français. lls ont laissé à d’autres l’outrecuidante prétention de formes si subtiles, qu’elles restassent incom-prises du grand nombre. Pourtant, reste-t-il dans la langue qu’ils parlent quelque chose de celle que Pascal parlait deux siècles avant’? La matérialité de la langue n’a pas changé, son mécanisme est resté le mème à quelques détails près, mais l’esprit qui sort d’elle, comme l’es-56 prit qui s’en sert a changé. C’est un autre lan-gage, parlé dans la même langue. S’il faut avoir assez d’indépendance pour s’affranchir non seulement du passé, mais de l’opinion que le présent doit être renoué au passé par la tradition, il faut avoir assez de perspicacité pour comprendre qu’en art les moyens sont l’accessoire et l’esprit le principal et que, comme ces moyens sont limités, il doit rester nécessairement, en fait, certains liens entre le passé et le présent. Créer de toutes pièces un art qui soit à l’art ancien ce que le jour est à la nuit est une utopie. C’est de cette utopie qu’est sortie l’ceuvre qui nous occupe —et plus d’une autre. Le restaurant de la rue de Grammont est au premier étage, et l’escalier d’accès est en deux volées à angle droit. L’arrivant est favo-rablement impressionné par le palier qu’il voit droit devant lui en franchissant l’entrée, et dont on a fait une sorte de halte, pourvue d’une che-minée et d’un banc de repos. C’est M. Lmuger, de Carlsruhe (dont les très jolies céramiques eurent le succès qu’on sait à l’Exposition Uni-verselle), qu’on a chargé d’arranger ce petit coin. M. Lmuger y a mis sa note habituelle, qui se rapproche du style anglais par la simplicité de la plastique, niais prend dans la décoration une souplesse inconnue à ce style. Sitôt franchi cet agréable intermède, la dé-route commence pour les yeux et l’esprit. Dès l’antichambre, les bois teints en couleurs vio-lentes, les cuivres flamboyants, les cristaux scintillants, les étoffes de tons crus s’entre-choquent dans le flot de lumière électrique, hal-lucinants, affolant l’arrivant comme ferait un bruit strident. Un hémicycle de piliers d’acajou, entre lesquels de grandes glaces miroitent jusqu’à terre, est devant vous. C’est l’antichambre, avec, derrière, le vestiaire. Un passage discret se dirige vers les cabinets de toilette,, rangés autour d’une petite rotonde tout en cèdre et poirier; ici, les piliers se terminent en cor-beilles, beaux chefs-d’ceuvre de sculpture qui semblent attendre en vain les fleurs qu’on y voudrait. Les fleurs ! il n’y en a pas ici! Les palmiers, les bananiers, les fougères, les lauriers-roses, toute cette adorable verdure, derrière laquelle, dans nos lieux de plaisir parisiens, les impressarios ont comme l’in-tuition qu’il faut reléguer l’impuissance humaine aux heures de joie de la vie, cette illusion délicieuse des bouquets embaumés et des midis