L’ART DÉCORATIF FANTAISIE POUR PIANO La définition est un art difficile; aussi, j’ai peu d’espoir d’en donner une acceptable du piano. Entre celles qui se présentent, je ris-querais pourtant celle-ci: «Vilaine caisse en vilain bois, dont une vilaine jeune personne fait sortir, en pressant de petits carrés d’ivoire, «Estudiantin» ou ,,Dernière EtreMte». Cette définition est d’ailleurs variable; l’air change tous les trois ou quatre ans. Il y a trente ans, c’était «La Prière d’une Vierge» et «En jouant du mirliton» que la jeune personne extrayait de la caisse. Je regrette pour ma part cette versatilité. La préférence pour les souvenirs de jeunesse, infirmité dont une certaine ardeur aux œuvres d’art nouvelles (je n’ai pas dit archi-nouvelles!) ne me défend pas plus qu’un autre, y est peut-être pour quelque chose; mais je crois tain de même que dans l’ordre des mélodies niaises ou triviales, les vieilles valent réellement mieux que les neuves. Les premières, au moins, sonnent franc, parce qu’elles sont bâties sur les notes composant les accords qu’elles traversent, et que chaque accord s’y résoud naturellement sur le suivant : l’auteur ne risquait rien. Dans les secondes, au contraire, le vernis d’actualité s’obtient surtout en substituant aux composantes des accords, dans la mélodie, des appogiatures non préparées ni résolues, en conduisant le dessin mélodique à travers des notes étrangères aux accords, en résolvant systématiquement ces derniers par des sauts, au contraire des résolutions naturelles. Par exemple — le plus simple — la note sensible dans l’accord de septième de dominante (le si de l’accord sol, si, re, fa, dans la tonalité de do majeur) sera résolu constamment sur la tierce de l’accord de tonique (le mi de l’accord do, mi, sol) au lieu de remonter à la tonique (le do). Or, si ces procédés, dans les mains de musiciens talentueux et habiles, sont, par leur mariage à de piquantes incidences harmoniques, susceptibles de communiquer à la mélodie un pittoresque extrême — voyez les compositions de M. Ganse — ils ne peuvent, livrés à leurs seules ressources par l’harmonie indigente de croque- notes vul-gaires, engendrer autre chose qu’une insuppor-table mièvrerie. Ils donnent de la mélodie anémiée, faisant sur l’oreille saine l’impression des minauderies d’une femme aux chairs sans fermeté, au pas inassuré, sur l’homme robuste et de goûts sains. Laissons ce qui sort de l’instrument pour en venir au piano lui-même. Nul ne contre-dira que de toutes les pièces qui composent le mobilier bourgeois, c’est la plus attristante: un 6 cas désespéré. Cette caisse funèbre, avec ses deux cierges comme préparés pour la veillée, évoque des visions de cérémonies mortuaires. Le Dies ince flotte dans l’air autour d’elle. Puis les détails : ces appliques en zinc doré à l’ignominieux modelé, ce couvercle en rouleau faisant de ce qu’il cache une énigme, ces in-variables consoles en S, vulgaires comme la panse bedonnante dont elles sont inspirées! Le lugubre dans la platitude! Pourquoi faut-il que le piano soit noir ? Pourquoi pas en chêne, en acajou, en frêne ou n’importe quel autre bois, comme tout autre !meuble? Mystère. Sans doute parceque celà s’est toujours fait ainsi. Pourquoi le clavier doit-il être enfermé? Ques-tion plus délicate, parcequ’elle se complique d’une autre. Je m’explique. Les bonnes gens qui recouvrent les meubles de leur salon de housses qu’on retire le dimanche vous font sourire; autrement, vous ne liriez pas cette publication. Pour la même raison, je dois supposer que votre lit est fait de telle manière, que l’oreiller — à plus forte raison les oreillers, si vous êtes deux — soient bien visibles, qu’ils vous appellent, qu’ils vous disent les délices du moment où votre tête appesantie y trouvera le repos. Deux oreillers bien frais, c’est autrement éloquent que les allégories de M. M. X. ou Y., celà, et même — rie qui voudra — autrement décoratif, parcequ’expressif de soi-même. La triste chose que ces lits où les oreillers, roulés en boudin au bout de la courte-pointe, ne disent rien, ne parlent de rien; où c’est, au lieu d’une douce invite, une masse inerte, informe, vide de sens qui se pré-sente à vos yeux! Ces lits-là n’ont point d’âme. La première chose à demander aux objets qui nous entourent, c’est de nous dire ce qu’ils font là, pourquoi ils y sont, quels services ils nous rendent, ce qu’ils nous sont. Des meu-bles qui parlent ce langage sont des com-pagnons, des amis. Ils vivent; et quel décor sur-passe en beauté celui-là, la vie? Je voudrais donc qu’un piano, de même qu’un lit ou une bibliothèque, nous dise ce qu’il est : c’est-à-dire qu’il se montre le clavier découvert, le pupitre prêt à recevoir la par-tition — si elle n’y est déjà. Mais voici le point délicat. Aux yeux d’un musicien, le piano prend une signification assez particulière: il lui rappelle qu’il est là pour s’en servir, pour faire de la musique; il lui parle des musiciens qu’il aime. Or tel n’est pas le cas général; il s’en faut. Le piano est plus ordinairement tantôt une nécessité conventionnelle dont la raison s’entoure d’épaisses ténèbres, tantôt une sorte de jouet mécanique qu’on reprend de temps