L’ART DÉCORATIF du monde qu’il nous montre, et l’on pressent l’écroulement de la salle. Avec Lautrec, un grand art s’achemine vers la tombe. Le dernier rejeton d’une race glorieuse semble être aussi. le dernier représentant d’un art noble et hautain. Pour prendre la succession des Monet, des Renoir, des Pissarro, des Degas, grands artistes robustes de taille comme de talent, se trouve seul ce nain génial, marqué des symptomes de la décadence, gravement malade aujourd’hui et peut-être perdu pour l’art, a-t-on dit un instant. Il est parti de Degas. Ce qui intéressait celui-ci, la situation des êtres dans l’espace, la délimitation de l’image et une science du coloris poussée jusqu’à l’extrême raffinement, le remplit lui aussi d’une brûlante ardeur. Son crayon a tracé ses figures d’une façon plus sensible encore, si c’est possible; une note toute particulière, presque anglaise, une note que les Anglais eux-mêmes n’ont jamais possédée, a été per-fectionnée par ce gourmet raffiné. Indépendant et original jusque dans la plus légère nuance, il n’y a pas une ligne chez lui qui ne lui appartienne pas; jamais un signe extérieur n’a trahi dans ses oeuvres l’influence japonaise, dont tant d’autres n’ont pas su se défaire. Cet élément japonais qui n’était qu’un facteur parmi beaucoup d’autres dans le talent de Degas fut tempéré chez celui-ci par un élément presque classique, sa parenté avec Ingres. Cette maturité manque à Lautrec, incapable de tracer une ligne ininterrompue. Son esprit instable escamote les difficultés que Degas — mettant à peindre une toile autant d’années qu’il faut de minutes à Lautrec — surmonte par une dure perséverance. Tout dans la vie marche vite aujourd’hui ; nous aimons le bonheur du moment, le plaisir qu’on saisit au vol pour le quitter aussitôt, cette hâte qu’aujourd’hui nous mettons à faire toutes choses. Vouloir s’opposer à ce courant c’est ne pas comprendre notre temps, et ce serait être injuste pour Lautrec que l’en blâmer. Il est le produit de notre époque de transition, le génie qu’elle mérite. J. NEIER-GRAEFE. NOS ILLUSTRATIONS I est singulier que l’éventail n’aie point tenté jusqu’ici les décorateurs français autant qu’on devait l’at-tendre; car sur quel autre objet les qualités aimables qui sont la note française peuvent-elles mieux se dé-ployer? Quel autre se prête mieux à ces formes égères et gracieuses du décor, dans lesquelles nous excellons plus qu’aucun autre peuple et que nous prodiguons si souvent à d’autres places où elles n’ont que faire? Nous entendons bien qu’une foule de dessi-nateurs non sans mérite et même des artistes en renom, Clairin, Willette, Mn’ Abbema, Igr. Madeleine Lemaire, pour n’en nommer que quelques-uns, accordent à l’éventail des heures de leur talent, quelquefois du meilleur. Mais peindre sur une feuille de papier ou de soie découpée en segment des c petits sujets» mythologiques, des bergères enrubannées, un bouquet de roses ou quelque’aventure de Pierrot n’est pas décorer un éventail. Dans ces petits travaux, l’éventail n’est que le prétexte d’une fantaisie plus ou moins bien venue, qui serait aussi bien à sa place partout ailleurs, et surtout dans un cadre. Le rapport entre le caractère et les particularités de l’objet, d’une part, le décor de l’autre n’existe pas. Un peu plus, et l’on tomberait dans le cas de ces abat-jour imbéciles que les boutiques ,chic» du boulevard ont sorti l’hiver dernier : les hussards de Millaud, les grenadiers de Ney et les cuirassiers de Kellermann évoluant sur un monstrueux cône en papier. Puis, la peinture à la gouache empâte le tulle ou la soie, en réduit le charme à néant et alourdit un objet qui veut la légèreté. Dans ses éventails en dentelles polychromes, Félix Aubert, décorateur avant tout, quoique peintre, s’est tenu loin de ces errements; la composition florale s’y répand pour ainsi dire sur le tulle. /‘4″‘ Ory-Robin, dont plusieurs éventails sont reproduits dans ce numéro, s’attache de même à l’unification du décor et de l’objet. Sa composition florale n’est pas seu-lement traitée avec beaucoup de goût et pleine de distinction; elle possède une note personnelle, et sait être neuve sans verser dans les poncifs cars nouveau», encore moins dans l’excentricité. Le tissu de prédilection de Ory-Robin est le satin, dont le chatoiement ajoute un élément de séduction à l’éventail, à condition que la peinture ne remplace pas cette qualité par de lourds empâtements. M » Ory-Robin a cherché le moyen d’éviter ceci; elle ne peint pas ses éventails, elle les teint, en laissant l’étoffe à découvert partout ou celà se peut. Enfin, Ory-Robin cherche à établir la liaison entre l’écran de l’éventail et la monture ; c’est dans ce but que la composition est souvent arrangée de manière que les tiges des fleurs se continuent dans la monture. L’Art Décoratif fait connaître le premier ces jolis objets. On les verra bientôt dans les belles mains des mondaines chez qui l’aimable despotisme de la mode se tempère d’une in-dulgente tolérance pour l’art. 1. 146