JUILLET 1899 — qu’encore que la femme varie en ses prédi-lections, elle préférera toujours le conseil de Doucet ou de Paquin à celui d’un artiste„ s’appe-lât-il M. Carolus Duran, et l’avis du coiffeur à celui d’un homme de goût, — qu’elle est faite ainsi et qu’il serait dommage d’y rien changer, puisque nous l’aimons comme elle est — et cetera, et cetera. Rien n’y fit. L’artiste s’en alla, pas convaincu. Cette aventure m’a donné à penser. Depuis, je me méfie un peu de l’art dans tout. Je me dis que «l’art à sa place» suffit, et que pour l’aimer, il n’est pas nécessaire de souhaiter que les fabricants inaugurent des pâtes d’Italie es-thétiques, à la fin de le faire entrer dans le potage. G. M. JACQUES. H. DE TOULOUSE-LAUTREC i nous voulions resserrer étroi-tement le cadre de notre revue nous n’aurions pas à parler ici de l’art d’un Tou-louse-Lautrec. Mais nous pouvons alléguer comme excuse le procédé technique par lequel cet art se mani-feste. Le public ne tonnait généralement Lautrec que par son talent de lithographe, et c’est en effet sur la pierre que fut dessinée la plus grande partie de son oeuvre. Il existe de lui trente ou quarente toiles au plus, tandis qu’il faut compter par centaines ses lithographies, en com-prenant également les illustrations et les affiches qu’il a données. Cette activité dans un art où la multiplication mécanique de l’ceuvre fait partie intégrante de celle-ci répond à l’un des côtés de la tâche que s’est imposée l’art nouveau. Si l’on veut continuer à assigner à la peinture un rôle prépondérant, il faudra renoncer à la con-sidérer comme un art réservé à l’élite. La litho-graphie telle qu’ on l’entend en France répond à peu près à ce but populaire, quoiqu’elle ne le remplisse pas entièrement: si l’on voulait donner une idée de l’art de Monet, on ne pourrait pas se servir de la lithographie, car cet art, comme toute peinture véritable, n’est possible qu’au moyen du pinceau. Lautrec est dessinateur. S’il ne l’est pas avec tous les instincts du peintre, il en possède du moins de précieux. Doué avant tout d’un merveilleux sens des couleurs, sa manière semble créée pour la technique de la pierre. La plu-part de ses planches ont pris naissance dans une petite imprimerie du Faubourg Saint-Denis, sans aucune édude préliminaire. Il travaille avec une facilité surprenante. L’affiche doit être fournie dans l’après-midi; à dix heures, il arrive, la tête lourde encore des longs arrêts de la veille dans les cafés de nuit. La pierre est prête, et tandis qu’il raconte le début récent d’une di-vette dont les séductions l’ont frappé, il dessine ce qu’il dit; son crayon grave sur la pierre la blague narquoise du connaisseur qui ne voit que ce qui déplait aux autres. Sa verve comique secoue de rire les assistants, et ce comique est si sérieux dans son amertune qu’on en a froid au dos. Lautrec donne de Paris une vision plus complète que tous les romans parisiens, parce qu’il ne s’arrête pas à des descriptions. parce qu’il incarne l’essence du parisianisme, parce que l’on reconnaît ce qui intéresse dans Paris lorsque l’on a compris son art. Dernier rejeton d’un des familles les plus nobles et plus vieilles familles de France, de ces comtes de Toulouse qui possédaient le droit antique de conclure avec les filles de leurs rois des mariages d’égal à égale et dont le plus illustre fut un des chefs de la première croisade, Lautrec a pour domaine le quartier le plus dissolu de Paris. Il n’y a pas de grisette à Montmartre qui ne connaisse ce disgrâcié de la nature, fêtard et généreux ; ses vassaux dévoués sont les patrons de tavernes, les maîtres d’hôtel et les garçons des restaurants de nuit. Quelle cruelle dissonance entre cet homme et son entourage! Lui, dans sa détresse phy-sique, cause le plus volontiers de sport. Il va aux courses en Angleterre, est plus exactement renseigné sur les progrès du cyclisme que les professionnels, et c’est presque avec vénération qu’il fait le portrait du cocher de Rothschild. Cette dissonance s’exagère jusqu’a la plus terrible ironie dans ses oeuvres d’art. Personne n’a rendu comme lui l’élégance papillonnante du Paris qui s’amuse, personne n’a su évoquer, comme il l’a fait dans ses affiches, dans sa Reine de foie, la fête des couleurs de la plus bariolée des villes, personne n’est capable de voir comme lui d’une loge de balcon, au théâtre, la vie de la haute noce par le côté le plus «smart». Il veut pré-senter ce qu’il y a de plus élégant, et cela lui réussit en effet; non par son interprétation du monde qu’il peint, mais par l’élégance souveraine qui est le fond de sa propre nature. Mais personne n’a réussi comme lui à rendre le contraire. Pour mettre sous les yeux l’épouvante du vice, Goya l’a montré grotesque; Rops l’a fait voir dans son obcénité. Lautrec le montre sans aucun artifice: par des nuances, dans le sourire de ses demi-mondaines, les gestes de ses dandys, jusque dans la coupe des vêtements de ses héros. Derrière la joie factice de ses per-sonnages, on entrevoit le rire idiot des pré-destinés du suicide et de la folie. On entend les ais du plancher craquer sous le chahut 145