L’ART DÉCORATIF toujours, et pourtant ont disparu. Qui nous dit que le principe des figurations sculpturales et picturales pour décorer les objets ne soit pas un des restes subsistants de la barbarie primi-tive? Pour ma part, je l’avoue sans détours, si délicates que soient les sculptures des meubles de M. Dampt — en cause ici seulement pour abréger le langage — je pense involontaire-ment, chaque fois que je les contemple, au sauvage primitif accroupi devant sa hutte, taillant sur sa massue des figures de bêtes et d’hommes, figures qui nous semblent gro-tesques, à nous civilisés, et que son entourage admirait probablement comme nous admirons les nobles évocations et les exquises frondaisons fouillées par cet artiste sur ses lits ou ses chaises. Le charme de l’oeuvre me ravit, et pourtant, je ressens en même temps je ne sais quel malaise de voir ces belles choses à cette place. Mon sentiment de l’ordre se trouve comme froissé. Il faisait de l’art à sa manière, ce sauvage, pré-curseur de tant de générations d’artistes. Il sentait le besoin d’ajouter à l’objet quelque chose qui lui dît plus que les formes brutales, quelque chose d’indéfinissable que nous désirons comme lui et que nous nommons le beau. Mais était-il dans le vrai, sa notion du beau était-elle la juste, lorqu’il choisit ces figures d’hommes et de bêtes pour embellir son arme? Il sentait aussi le besoin d’expliquer les phénomènes naturels, de conjurer ceux qui le terrifiaient, de s’incliner devant une force supérieure. Le besoin est resté; mais il y a beau temps que nous avons cessé d’accepter les fétiches inventés, pour y satisfaire, par nos premiers parents. En étendant l’usage de la figuration sculptée ou peinte aux monuments, les civilisations an-tiques n’ont pas été mues seulement par le besoin de décorer. Elles ont obéi à une nécessité. Ces figurations étaient le seul procédé par lequel elles pussent conserver leur histoire et rappeler aux peuples les commandements de leurs lois et de leurs religions. Jusqu’à la diffusion de l’écriture, la sculpture et la pein-ture furent autant un rouage de la machine sociale qu’une affaire d’art. Des causes étrangères à l’art ont dû jouer aussi un grand rôle dans la perpétuation de l’usage de décorer les objets usuels par la figure; car dans ces temps où la religion dominait jusqu’aux moindres actes de la vie, une idée religieuse, un rite s’attachait à chaque objet; celà devait avoir pour conséquence la décoration de l’objet par des figures symboli-sant le dogme ou interprétant le rite. Est-il sûr que quand le sculpteur d’aujour-d’hui cisèle une figure sur un meuble, il ne subisse pas encore à son insu l’influence de ces temps en apparence si reculés? que les représen-tations dans lesquelles une antique habitude lui fait voir un décor ne se réduisent pas à un anachronisme? On peut conclure de tout ceci que les prin-cipes fondamentaux de la décoration, c’est-à-dire ceux qui déterminent en quoi elle doit consister, pourraient bien n’être pas les axiomes courants, qu’on accepte tout faits comme tous les axiomes; qu’ils constituent au contraire une grosse question d’esthétique, qui doit être serrée de près, et dont l’examen, jamais entre-pris jusqu’ici que je sache, s’impose à tous ceux qui touchent à l’art appliqué. Si deux artistes peuvent suivre en même temps et dans le même pays des voies si opposées que M. Dampt et M. Plumet, il faut y voir un fait beaucoup plus haut que la manifestation de deux tem-péraments différents entre lesquels chacun est libre de choisir celui qui lui plait le mieux. Il y a là autre chose qu’une question de goût dont il ne faille pas disputer: il y a l’avenir de l’art décoratif. Au fond, les représentations sculptées ou peintes sur les objets — je souligne de nou-veau ces mots pour bien établir qu’il n’est ici question que des meubles, des ustensiles, en un mot de tout ce dont nous nous servons pour un but défini, — ces représentations sont plutôt enfantines. Ou bien elles n’ont ab-solument aucun rapport avec l’objet : tel un hallebardier sur la porte d’un buffet (celà s’est vu), et l’on nage en plein dans le grotesque. Ou bien elles prétendent symboliser, exprimer: exemple, toujours sur un buffet, une gerbe de blé, des fruits. Il paraît que ce symbolisme — forcément naif s’il veut être clair — touche quelques âmes sensibles. Il rappellerait plutôt le procédé dont usaient les directeurs de théâtres forains, il y a cinquante ans, pour désigner aux spectateurs le lieu de l’action : la pancarte «ceci est un palais», «ceci est une forêt» pendue au milieu de la scène toujours la méme ; encore l’excuse de la nécessité n exite-t-elle pas sur des objets qui se désignent parfaitement sans le se-cours de l’écrit, alphabétique ou symbolique. Ou bien enfin, les figurations se réduisent à des feuillages, des fleurs, sorte de convention déco-rative anodine, qui ne choque pas comme le coq-à-l’âne chatnoiresque de tout-à-l’heure, mais quant même déplacée pour tout esprit doué du sens de l’ordre, et fatigante par son inutile banalité. La persistance de cette convention à se transmettre de siècle en siècle s’explique, in-dépendamment de la force des traditions, par l’apparente difficulté de trouver autre chose. C’est cette difficulté qu’une école représentée d’abord en Belgique par M. Horta et M. Van 142