LA RENAISSANCE DE L’ART FRANÇAIS ET DES INDUSTRIES DE LUXE 231 de couleur que dans le tableau de Turin. Une grande différence consiste, il est vrai, dans les costumes pittoresques empruntés à la mode française de l’époque, que l’artiste put employer à Manta pour les héros et les héroïnes de la légende et non pour le tableau de Turin, à cause du respect de la tradition religieuse. La différence est donc dans l’occasion et non pas dans le style, et elle explique aussi pourquoi ce tryptique appariait comme de qualité inférieure aux fresques. Quoi qu’il én soit, même si, pour l’ins-tant, l’attribution des fresques de Manta à Yverni ne peut être considérée comme définitive, il reste éta-bli qu’au château de Manta aussi a travaillé un peintre provenant d’Avignon. Et ces conclusions me semblent d’une cer-taine importance. Le tryptique de Turin est le seul point de repère. sûr pour connaitre un peintre d’Avignon de la première moitié du xv0 siècle. Je ne me préoccupe pas de sa-voir si cette connais-sance nouvelle sert à soutenir l’opinion de ceux qui admettent ou de ceux qui nient l’existence d’une École d’Avignon au xve siè-cle, n’aimant pas les obstructions catégo-riques appelées Écoles de peinture. C’est pourquoi je me borne à constater que le seul peintre d’Avignon de la première moitié du xve siècle connu par une oeuvre authen-tique est un italia-nisant archaïque, suivant la ligne et la couleur, qui aurait encore, d’ailleurs, à Florence même, opposé la tradition de Lorenzo Monaco à la réforme de Masaccio. Une tradition haute et répandue, re-montant à Simon Martini, avait initié Jacques Yverni, non pas à la représenta-tion de la réalité, mais à la présentation de symboles décoratifs, c’est-à-dire à la recherche d’une beauté dépassant la na-ture humaine. Et cette constatation m’offre l’occasion de soumettre une hypothèse à l’examen des spécialistes français. Il me semble, en effet, que cette tradition avignonnaise de beauté transcendentale explique précisé-ment la merveilleuse apparition d’En-guerrand Charonton. Celui-ci est déjà initié à toutes les subtilités de vue, de dessin, de lumière et d’ombre de l’École des frères van Eyck, et a, par conséquent, la capacité de représenter toutes ou presque toutes les réalités. Mais il a égale-ment la force esthétique (le relier en un unique effet toutes les réalités représen-tées, ce que ne savent pas faire les Fla-mands, et il arrive, dans la Vierge cou-ronnée de Villeneuve-lès-Avignon, à créer un type parfait de beauté absolument unique dans toute la peinture non ita-lienne du xve siècle. Or, cette beauté de la forme, cette synthèse complète de la réalité, dépassent précisément l’étude ob-jective pour arriver à une vision fantas-tique décorative. Avec une facilité sur-prenante, et par la force de son talent, Enguerrand Charonton réussit, dès 1433, à Elle représente la Vierge de la Miséri-corde, protégeant Ludovic II de Saluzzo, vice-roi de Naples, Marguerite de Foix avec son fils Michel-Antoine et leur suite. Ce tableau, qui est de 1499, provient de l’église du village de Revello, près de Sa-luzzo. On ne sait plus rien de l’auteur de ce tableau ; mais la comparaison de style avec le Couronnement, de Charonton, per-suade du caractère français de l’artiste. La composition suit le rythme d’un rideau qui s’abaisse vers le milieu, tout comme dans le Couronnement.. Au contraire, dans ces nombreuses représentations i t a – JACQUES ‘VERNI.-LA VIERGE AVEC L’ENFANT.-SAINT LAURENT ET SAINTE LUCIE, PINACOTHÈQUE DE TURIN. concilier les deux principes opposés d’Ita-lie et de Flandre, de Masaccio et de van Eyck. Peu après, la même conciliation sera l’oeuvre d’un autre artiste de génie, Anto-nello de Messine. Il me semble donc pro-bable que Charonton ait été retenu de s’abandonner au réalisme et de mécon-naitre le sud pour le nord, justement par la haute tradition italienne et idéaliste trouvée à Avignon auprès de Jacques Yverni et peut-être d’autres camarades. Ce désir de beauté transcendentale et (le synthèse de vision ne finit certes pas avec Enguerrand Charonton. Tout à fait étranger à Nicolas Froment, il fut mer-veilleusement continué par l’auteur ano-nyme du Couronnement, de Carpentras, et par d’autres peintres, entre autres dans un tableau conservé à Saluppo dans la Galerie Cavassa. Je donne également une reproduction de cette oeuvre, parce qu’elle n’a pas été considérée, jusqu’à présent, comme l’oeuvre d’un primitif français. tiennes de la Vierge de la Miséricorde, la com-position est inscrite dans une forme co-nique ou pyramidale. Or, un beau motif pit-toresque s’opposant à un principe statique constructif ne peut être dicté par le hasard, mais est un caractère essentiel de l’art. Et, en comparant les por-traits des donateurs dans le tableau de Saluzzo avec les saints et les bienheureux de Charonton, on trouve d’innombrables affini-tés de type et de fac-ture. Le cadre gothique même est de type avi-gnonnais, puisqu’on le retrouve dans le ta-bleau de Froment aux Offices de Florence. D’autre part, est opportun de constater tout de suite que le tableau de Saluzzo ne peut avoir été peint par Charonton. La date de 5499 est, en effet, trop avancée pour lui. De plus, le peintre de la Vierge de la Miséricorde démontre une tendance à la minutie descriptive de détails ignorée de la pure fantaisie lyrique de Charonton. Et, pour-tant, les rapports indiqués se justifient bien au point de vue historique en sup-posant que Marguerite de Foix, la mar-quise qui avait apporté à Saluzzo ses goûts français raffinés, ait eu recours, pour un tableau d’autel où elle-même devait être représentée, à un peintre d’Avignon, continuateur de Charonton. Et nous pouvons encore jouir de son heureux choix. Il est, certes, utile, pour l’étude des pri-mitif% français, de connaitre d’autres œuvres conservées en Piémont. Mais l’in-térêt particulier (les deux tableaux que nous venons d’examiner m’a poussé à les présenter, dès maintenant, aux compé-tences françaises. LIONELLO VENTURI.