22 LA RENAISSANCE DE L’ART FRANÇAIS ET DES INDUSTRIES DE LUXE de tableaux, le premier qui m’ait donné des commandes. « Bien plus tard, je devais avoir l’explication de cette passion pour la peinture noire. Au cours d’un voyage en Angleterre, j’avais fait la connaissance d’un amateur qui, très aimablement, m’invita à venir admirer chez lui un « merveilleux n Rousseau. « II m’introduisit dans une pièce où il marchait sur la pointe des pieds, par respect pour l’œuvre du maître, et, soulevant un voile qui cachait un grand cadre, il me dit, baissant la voix : — Regardez ! « — Ce tableau n’est-il pas un peu noir? fis-je timi-dement, en reconnaissant un de mes anciens prcduits. « Avec un regard de pitié à mon adresse, mon hôte se lança dans un tel éloge de cette toile: que je ne pus m’empêcher de lui avouer que j’en étais l’auteur. Ce qui suivit me vexa un peu ; car, le brave Anglais, de ce coup, changea subitement d’avis sur la beauté de son acquisition. Il ne se gêna pas pour accabler devant moi de malédictions le voleur effronté qui, en guise d’un Rousseau, lui avait collé une toile sans valeur. « Et moi qui m’imaginais naïvement que mon nom commençait à être apprécié; car, cette scène se passait à une époque où; depuis bien longtemps-, j’avais lâché le bitume. « Parmi les nombreux motifs de ce « lâchage », il y en a un qui me reste encore aujourd’hui dans le souvenir, avec une intensité et un charme tout particuliers : c’est ma rencontre avec le peintre Diaz. Cette rencontre eut lieu dans des circonstances assez curieuses, un jour que je peignais dans la forêt de Fontainebleau, où j’avais l’habitude, l’été, de faire du paysage avec Sisley. A cette époque, je mettais encore pour travailler, mime quand j’allais peindre dehors, la blouse que portaient, à l’atelier, les décorateurs sur porcelaine. Cette fois, j’eus maille à partir avec des passants qui avaient pris prétexte de ma blouse pour me plaisanter… Cela com-mençait à tourner très mal pour moi, lorsque survint un promeneur qui, malgré une jambe de bois, réussit à mettre en fuite mes agresseurs, grâce à une canne qu’il maniait avec une extrême habileté. Comme je le remerciais de mon mieux, il me dit : « — Je suis peintre aussi, je m’appelle Diaz. Je lui témoignai aussitôt toute l’admiration que j’éprouvais pour son art et, timidement, je lui montrai la toile que j’étais en train de peindre. « — Ce n’est pas mal dessiné, dit-il. « C’était certainement la première, et peut-être aussi la dernière fois, que j’entendais louer mon dessin. « — Mais, continua-t-il, pourquoi diable, peignez-vous donc si noir ? « Depuis quelque temps déjà, j’en avais plus qu’assez du bitume ; le reproche de Diaz m’amena décidément à chercher autre chose, et je peignis une étude sur nature en m’efforçant à donner aux arbres et aux ombres sur le terrain la lumière que je leur voyais. « — Tu es fou, me dit Sisley, apercevant ma toile. Quelle idée de faire des arbres bleus et des terrains lilas ? n Moi. — En quelle année avez-vous exposé pour la première fois au Salon ? RENOIR. – En 1863 ; j’avais envoyé un tableau qui fut reçu. Chose curieuse, je fus défendu par Cabanel. Ce n’est pas que l’auteur de La Naissance de Vénus aimât le moins du monde ma peinture. Ses premières paroles furent même pour affirmer qu’il la détestait ; mais, ajouta-t-il, il y a là, dedans un effort qu’il faut reconnaître, malgré tout. J’avais cherché, dans cetté toile, à représenter une Esmeralda dansant, avec sa chèvre. autour d’un feu qui éclairait tout un peuple de truands. Je me rappelle encore les reflets de la flamme en grandes ombres portées sur la cathédrale. Après le Salon, ne sachant que faire d’un objet aussi encombrant, et un peu aussi, il faut le dire, par haine du bitume, dont ma palette ne s’était pas encore complètement débar-rassée, je détruisis ma toile. Et voyez ma veine ! Le jour même, je recevais la visite d’un Anglais,très désireux d’acquérir ce tableau. Du moins, cette Esmeralda fut-elle vraiment la dernière chose que je peignis au bitume. « Mes camarades de l’atelier Gleyre avaient affronté le Salon en même temps que moi, mais sans avoir ma chance. D’autres peintres, plus notoires que nous, avaient été refusés cette année-là, à commencer par Manet. Leur aventure avait même donné lieu, dans la presse, à de telles protestations que l’empereur Napoléon III voulut bien permettre lue l’on fît, dans certaines salles du Louvre, un Salon des refusés. L’organisation en fut seulement confiée à un acadé-micien. 11 va sans dire qu’on donna aux exposants les plus mauvaises salles du Musée. Mais, tout de même, on ne voit pas aujourd’hui un ministre des Beaux-Arts autorisant une telle exposition, ni un Bonnat acceptant de l’organiser. C’est que, sous l’Empire, on était très libéral ;- il faut ajouter qu’il y avait alors beaucoup moins de peintres que maintenant. Vous vous rappelez la réponse de Balzac à l’offre qu’on lui avait faite de décrire un Salon? Cela se passait sous Louis-Philippe : « — Mais vous ne savez donc pas qu’il me faudrait regarder près de quatre cents toiles ! » Renoir continua : « L’Exposition des Refusés, cela va sans dire, fut un gros succès de rire. Manet avait envoyé son Repas sur l’herbe. Cette toile venait d’être refusée au Salon, autant pour la peinture, que l’on trouvait mauvaise, que pour le sujet qui était jugé peu décent. Les membres du Jury ignoraient certainement que Manet, non content de peindre là un des sujets les plus fréquents de la grande Ecole vénitienne, avait même imité dans sa femme nue FIND _ ART, DOC