LA _RENAISSANCE DE L’ART FRANÇAIS ET LES INDUSTRIES DE LUXE 133 qu’un portrait : c’est un tableau, et c’est comme tel qu’il est inscrit au livret du Salon (r). Est-ce à la volonté de l’artiste ou au désir du prési-dent qu’il faut attribuer une semblable entreprise ? Aux deux peut-être. Bernard de Rieux était fastueux et il ne serait pas surprenant qu’il ait voulu avoir une oeuvre sans rivale d’un peintre qu’il estimait fort. D’autre part, La Tour était ambitieux, ardent ; la célé-brité de son nom grandissait, mais il voulait plus, il voulait qu’aucune réputation ne pût rivaliser avec la sienne, il voulait être le maitre du portrait. Dans cet ensemble, il n’est rien qu’il n’ait étudié, longuement observé. Il y a mis toute l’habileté de l’art, toutes les ressources de l’imagination et aussi de l’observation réfléchie. A cette oeuvre s’appliquent d’une façon générale, les célèbres pensées qu’il a livrées à Diderot sur l’art du portrait et qui renferment le secret de sa supériorité : « Il n’y a dans la nature, ni, par conséquent, dans l’art, aucun être oisif ; mais tout être a dû souffrir plus ou moins de la fatigue de son état, et en porte une empreinte plus ou moins marquée. Le premier point est de bien saisir cette empreinte, en sorte que s’il s’agit de peindre un roi, un général d’armée, un ministre, un ma-gistrat, un prêtre, un philosophe, un portefaix, ces per-sonnages soient le plus de leur condition qu’il est pos-sible ; mais comme toute altération d’une partie a plus ou moins d’influence sur les autres, le second point est de donner à chacune la juste proportion d’altération qui lui convient, en sorte que le roi, le magistrat, le prêtre, ne soient pas seulement roi, magistrat, prêtre de la tête ou de caractère, mais soient de leur état depuis la tête jusqu’aux pieds… » (2). Voici donc la théorie. Pour la mettre en pratique, pour saisirTempreinte de l’état, La Tour utilisait toutes les forces de son esprit ; il jetait sur le papier de premiers essais, ses fameuses préparations ». Puis il attaquait l’oeuvre définitive. Mais il ne se contentait pas aisé-ment : il avait l’idée fixe de la perfection indéfinie. Il n’était presque jamais satisfait de son oeuvre ; il voulait absolument que; les portraits fussent les modèles eux-mêmes. De là de perpétuelles retouches, souvent suivies de résultats qui approchaient moins encore de la réalité que les premiers essais ; de là des crises de colère impuis-sante, une agitation d’esprit continuelle, une sensibilité morbide pour toutes choses (3). Ces raisons expliquent que cet esprit si profond lait sombré dans le délire. La Tour est mort fou (4). (i) Livret du Salon de i741, u^ 118, p. 29-3o de la réimpression Guiffrey. (2) Diderot, Œuvres complètes, éd. Garnier, t. XI (1876), p. 412-413. (3) Voir à ce sujet les tris intéressantes lettres de Mn. de Tuyll à Constant d’Hermenges, publiées dans la Revue des Deux-Mondes (t” juin 1891), par Ph. Godet et Tourneux, ou vr. cil., p. 72-76, 79-80, 94-95. (4) Voyez Henry L’Imm.. La Tour el son ceuvre au musée de Saint-Quen-tin, t. 1, p. 23 et suiv. Paris, 1905, 2 vol. in-folio. M. Lapauze public des documents relatifs A la folie et à l’interdiction de La Tour. C’est peut-être à cette époque où il arrivait à peine à la maturité — il avait trente-cinq ans — que La Tour atteignit à la pleine maîtrise de son talent. En même temps que cette énergie, que ce feu dans l’imagination qu’il conserva toujours, il gardait une pondération qu’il devait perdre plus tard. Il savait s’arrêter, ne pas s’acharner à poursuivre le « mieux que bien s… Il était vraiment maître et non pas esclave de son art. * Il travailla longtemps. Selon sa coutume, il dut exé-cuter plusieurs « préparations » dont on ne sait malheu-reusement pas le destin. Il serait, en effet, fort inté-ressant de connaître par quels essais La Tour arriva à établir enfin le portrait tel que nous le voyons. Mariette nous apprend, dans une phrase ambiguë, qu’il le recom-mença deux fois. « à la suite d’un changement d’apparte-ment ayant entraîné un changement d’éclairage (r) ». Mais qui, du président ou de La Tour, avait changé d’appartement ? Il est à présumer que ce fut le premier, car La Tour habitait dès 1736, avec son frère Charles, au coin des rues Saint-Honoré et Jean-Saint-Denis, et y demeurait encore en 1748, date à laquelle il obtint un logement au Louvre. Au contraire, le président de Rieux avait perdu son père en 1739. Cette mente année, il héritait de l’hôtel de la rue Notre-Dame-des-Victoires, et rachetait à Mme de Fontaine le château de Passy (2). Ainsi, qu’il soit venu habiter l’hôtel de la rue Notre-Dame-des-Victoires, où il devait terminer ses jours, ou qu’il ait été vivre à Passy, il y eut à cette date un changement dans sa vie. Selon toute probabilité, le portrait dut être commencé vers 1739, pour être terminé l’année suivante. Une pareille oeuvre nécessita bien deux années de travail. La réalisation est merveilleuse. En cette belle figure de Bernard de Rieux, on sent courir la vie. Son attitude, savamment étudiée, exprime à la fois la force intellec-tuelle et la majesté qui sied à un grand personnage. Et elle semble avoir réalisé d’une manière si com-plète la pensée de La Tour, qu’ayant, dix ans plus tard, la même ambiance à créer dans le grand portrait de Mme de Pompadour (3), il représenta la favorite dans une attitude à peu près semblable. Selon son principe, les moindres détails sont aussi bien étudiés et traités que les parties les plus importantes: on pourrait compter les points des dentelles. Les moin-dres nuances sont rendues avec une vérité saisissante. Tous les effets d’ombre et de clarté sont très exacte-ment observés. Les plis des feuillets du livre que le (t) Notice de Mariette sur La Tour, publiée par Champfleury, Les peintres de Laon et de Sains-Quenlin, p. 128. Paris, 1855, in-8.. (s) 11 devenait en rame temps seigneur de cette petite localité. Le jour de Mmes 1739, il entrait dans l’église des Barnabites de Passy, et le curé don F. Ju le recevait avec l’asperscoir, hi conduisait au chœur et à la stalle des seigneurs. — Doniol, Histoire du X1’1. arrondissement, p. 249. (3) Ce portrait est au musée du Louvre. 5 FIND ART DOC