130 • LA RENAISSANCE DE L’ART FRANÇAIS ET DES INDUSTRIES DE LUXE Ce portrait parut au Salon du Louvre de 1741. Avant de citer quelques-uns des éloges qu’il reçut alors, avant de passer à l’étude de sa facture même, ne conviendrait-il pas de parler du modèle, de ce majestueux président de Rieux ? Il mérite vraiment qûe l’on s’arrête quelques instants à lui. Et dans l’histoire de sa vie, l’histoire du tableau trouvera sa place. * * On a trop souvent présenté le président de Rieux de la manière que l’on croit convenir à tous les hommes du xvirre siècle, c’est-à-dire sous les traits d’un libertin. Sa vie aurait été une succession presque ininterrompue d’aventures galantes. Il aurait mené une existence indécente, consacré ses jours et ses nuits aux plus célèbres danseuses et filles d’Opéra, la Camargo, la Le Duc, d’autres encore. Sans doute, Rieux a mené l’existence facile des grands seigneurs de son temps, mais rien de plus con-traire à la vérité que ce jugement trop absolu tiré de la chronique scandaleuse de l’époque (r). Une meilleure connaissance de sa personnalité d’après un examen plus approfondi de sa vie, nous fait avancer qu’il fut certainement un lettré, un esprit des plus cultivés, un amateur d’art au jugement fin et sûr. A vrai dire, le contraire eût été surprenant ; il ne faut point oublier que Gabriel Bernard de Rieux était le fils de Samuel Bernard, une des figures les plus intéressantes de son époque, de ce financier habile que le soin de ses intérêts personnels n’empêcha point de rendre des services im-portants à l’État (2), de ce grand amateur qui avait rempli d’oeuvres d’art ses hôtels et ses parcs. Ce n’est pas ici le lieu de s’étendre à son égard. Rappelons seule-ment que ses demeures furent, à la fin du xviie siècle et au xville, célèbres par toutes les belles choses qu’elles renfermaient. C’était de ses ancêtres qu’il tenait ses goûts artistiques. Son père, Samuel ler Bernard n’avait-il pas acquis une assez grande. renommée comme peintre et graveur, e ne devint-il pas professeur à l’Académie royale ? Son grand-père, Noël, n’était-il pas lui-même « maistre peintre aux faubourgs Saint-Germain » ? (3). Gabriel, le futur président de Rieux, fut le second fils de Samuel et de Madeleine Clergeau, sa première femme. Né le 8 novembre• ‘687, il entra jeune dans la magistrature et fut reçu- conseiller au Parlement de Paris à l’âge de vingt-cinq ans. Il épousa, en 1717,Bonne (1) Barbier, Journal historique et anecdotique du règne de Louis XV, t. III, p. 341-342 et Journal de police, à la suite du précédent, éd. Char-pentier (1866), t. VIII, p. 142. – Voltaire, Œuvres, éd. Garnier (1883-1885), t. I X, p.2 r9, note. — Chansonnier Maurepas, Bibl. nat., ms. fr. it 2635,1’01.337. (2) Sur le rôle que joua Samuel Bernard sous Louis XIV et Louis XV comme banquier de l’État, voyez de Bonald, Samuel Bernard, banquier du trésor royal et sa descendance, pp. XVI I- X X. X XVI I l- X X XIV. Rodez, 1912, in•8°. (2) Jal, Dictionnaire critique de biographie et d’histoire, article Bernard. de Saint-Chamans qu’il perdit un an après et se remaria quatorze mois plus tard avec Suzanne-Marie-Henriette de Boulainvilliers, fille d’Henri de Boulainvilliers, le célèbre historien. Gabriel Bernard de Rieux devint, en janvier 1727, président de la seconde chambre des enquêtes du Parlement et il devait remplir ces fonc-tions jusqu’à sa mort (r). Il porta le titre de comte de Rieux, du nom d’une seigneurie sise en Languedoc que son père avait achetée en 1702 et qu’il lui avait transmise ; c’est sous ce nom qu’il est généralement connu. Il vécut largement, entouré d’une brillante société. Son existence fut bien remplie ; ses fonctions au Par-lement l’occupèrent déjà beaucoup ; il consacra le reste de son temps au monde; au théâtre, dont il fut certes grand amateur, aux arts enfin, dont il ne pouvait se désintéresser en ce siècle qui les anima passionnément, et vers lesquels il se sentit toujours un penchant naturel. Il perdit son père en 1739; celui-ci laissait des biens immenses qu’il avait partagé entre ses deux enfants, Samuel-Jacques et Gabriel. Jacques reçut le comté de Coubert ; Gabriel, outre la seigneurie de Rieux en Languedoc, hérita du château de Glisolles en Normandie et du bel hôtel de la rue Notre-Dame-des-Victoires (2). Il racheta la mème année à Mme de Fontaine le château de Passy (3) que son père avait fait reconstruire presque entièrement pour elle et qui était devenu entre ses mains une des plus belles résidences des environs de Paris (4). C’est là qu’il passa dans la suite la plus grande partie de sa vie ; c’est là qu’il donna des fêtes magnifiques où il reçut une société brillante, grands seigneurs, écrivains, artistes. On peut dire qu’il commença la tradition que reprit le célèbre La Pouplinière et dont celui-ci porte aujourd’hui quel-quefois tout l’honneur (5). Les inventaires qui nous décrivent ces belles demeures de Paris et de Passy nous montrent à quel point le luxe et l’art y régnaient jusque dans les objets les plus simples. De Troy, Huet, Coypel le jeune avaient été les pein-tres de Samuel Bernard. Le Nôtre avait dessiné les jardins de Passy dont les terrasses ornées de groupes de marbre et de terre cuite, dominaient le cours de la Seine (6). Le président de Rieux ne laissa pas ce bel héritage (s) Mercure de France, janvier 1746, p. 201-202. — La Chesnaye-Desbois, Dictionnaire de la noblesse, t. Il, col. 985 ; t. III, col. 713-714- (2) Voir le testament de Samuel Bernard et le détail de la succession dans E. de Clermont-Tonnerre, 9’1 istoire de Samuel Bernard et de ses entants, p. 330.354. Paris, Champion, 19:4, in-80. (3) L’acte a été publié dans le Bulletin de la Société historique d’Auteuil fi de Passy, t. VIII 09113-1915), p. 34. (4) Samuel Bernard avait acheté le château de Passy en :722. Le bâti-ment, le mobilier, les jardins turent célèbres par leur magnificence. (5) Ainsi dans Tourneux, La Tour, p. 87. Paris, Laurens, s. d., in-8″ (6) Gummi, La Pouplinière et la musique de chambre au xvissr siècle, p. 143-144, Paris, 1913, in-8.. — Dezallier d’Argenville, Voyage pitto-resque aux environs de Paris, 4. édit. (1779), p. 14-16. — Bulletin de Société historique d’Auteuil et de Passy, t. VIII (1913-1915), p. 33.34.