72 LA RENAISSANCE DE L’ART FRANÇAIS ET HES INDUSTRIES DE LUXE Non ! Memling ne tient pas plus à son milieu que Puvis de Chavannes ou Gustave Moreau au leur. Par la chaîne ininterrompue de la tradition et de l’his-toire, nous pouvons remonter jusqu’aux princes, aux guer-riers, aux marchands, à la plèbe du xve siècle. Mais l’individualité du génie nous échappe. et en art l’individu seul existe. Que penser cepen-dant de ces lignes échappées à l’historien de l’art fla-mand, M. Dumont-Wilden : ■■ Assurément ni Van Eyck ni Memling, ni aucun de leurs émules ne voyaient tout cela dans l’art où ils s.efforçaient. Ils peignaient bonnement pour gagner leur vie et pour faire leur salut, et ce senti-ment de volupté mystique que nous éprouvons devant leur oeuvre c’est nous qui l’y mettons B. C’est une opinion. Mais qu’on nous dise alors:pourquoi ces créateurs, ces génies-mères comme les nomme Chateaubriand, qui semblent avoir allaité et enfanté tous les autres, sont si rares, pourquoi chaque âge de l’humanité en compte deux ou trois à peine ? L'(euvre géniale ne naît pas sans le faire exprès. La définition du bon ouvrier qui peint pour gagner sa vie convient au médiocre ou à l’anecdoc-tier. Elle ne s’applique pas à Memling, qui est un peintre d’âmes. Peintre d’âmes, nous en convenons, dans des corps imparfaits. En dépit de l’exécution précieuse, infini-ment probe et détaillée, les fautes de dessin écla-tent. L’enfant de la Vierge à la pomme est rachitique. C’est un pauvre modèle. Qui songe à s’en choquer ? L’excellence du métier cède à la puissance évocatrice, au lointain, à l’au delà. L’art ne consiste pas à tout dire, mais à tout faire rêver. Faut-il croire pour cela que la réalité échappe au pinceau de Memling ? Bien au contraire. Il a vu flotter dans l’oeil des jeunes filles de son entourage les effets qu’il a transposés dans ses vierges de la châsse. Aux mères, aux religieuses de sa connaissance, il a pris les beaux fronts honnêtes, les tempes limpides, les lèvres sans pli de ses madones. De vieux marchands brugeois ou de prêtres vénérables, il a tiré des ‘saints. A la cour des ducs. aux riches demeures des banquiers CHASSE DE SAINTE URSULE – DÉPART POUR COLOGNE. (BRUGES. SAI NT- J LAN.) flamands il a emprunté la somptuosité de son décor et de ses costumes, la pompe de ses cortèges. La caraque où sainte Ursule s’embarque avec ses compagnes il l’a vu accoster sur les quais de Zwyn. L’architecture sur-tout atteint dans son œuvre à un point inouï de vérité, et suffit à montrer quelle avance énorme a pris l’art de la construction sur la peinture et combien les plans géométriques sont plus étu-diés de son temps que le corps humain. Voyez plutôt l’arrivée de la sainte devant Cologne. Le quai est reproduit dans ses moindres détails, avec même les agrafes de fer qui retiennent les pierres. Rien ne manque à la porte fortifiée ni aux maisons à doubles pignons surmontant le rem-part. Plus loin, la tour de l’église Saint-Martin profile sa flèche et ses quatre clochetons, à côté de la célèbre cathédrale dont on distingue à merveille le choeur, seul achevé, tandis qu’au sommet de la tour, dont la cons-truction déjà interrompue à l’époque de Memling ne sera reprise qu’à la nôtre, l’immense grue en char-pente découpe sur le ciel cette silhouette étrange, qui fit partie du paysage de Cologne, jusqu’au moment où elle tomba de vétusté, au début du xixe siècle. Mais ‘cette teinte de réalisme flamand ne nuit nulle-ment au rêve d’idéal et de mysticisme que Memling a rapporté de ses années de jeunesse aux rives du Rhin, car toute cette observation des formes est faite avec l’oeil de l’esprit. Il n’embellit pas ses modèles, mais il aperçoit en eux ce que nul n’y a vu et nul n’y verra. Il semble qu’il s’abstrait dans un monde intime, qu’au milieu des horreurs du siècle, il se crée, comme le dit Fromentin, un lieu privilégié, u idéalement silen-cieux et fermé, où les passions se taisent, où les troubles cessent, où l’on prie, où l’on adore, où tout se transfigure. » Et c’est ce qui lui assigne, avec Giotto, un rang à part dans nos prédilections. Nous disions tout à l’heure que le vieux Bruges formait une retraite angélique pour les Memling. Ce cadre, au lieu de le, détruire, comme on ne manquerait de le faire chez nous où nul ne se lève pour sauver arbres séculaires du manoir d’Angot, les HND ART. DOC