publier un Tristan et lseult dont il est à la fois l’éditeur, l’imprimeur et le graveur. Cc n’est pas seulement le désir de pratiquer le noble métier d’imprimeur et d’ajouter son nom à la liste des maîtres de l’imprimerie française, qui a poussé l’artiste à faire composer et imprimer sous sa direction le livre qui vient de sortir de ses presses : il s’est rendu compte que l’unité de l’ouvrage y gagne-rait si une seule tête conce-vait l’oeuvre et dirigeait le travail commun qui aboutit à la naissance d’un livre, et singulièrement d’un livre d’art. (Cette idée, d’autres artistes du livre l’ont eue avant lui ou en même temps que lui ; pour n’en nommer que deux, Jou et Schmied ont publié des livres qui sont sortis tout entiers de leur cerveau. Nous revien-drons un jour sur ces deux artistes, pour dire l’oeuvre important du premier et signaler à quelles fâcheuses erreurs aboutit le second). Daragnès nous montre qu’il n’est pas nécessaire d’être éditeur depuis de longues années, ni de faire partie du Syndicat des Editeurs d’Art, pour savoir comment il convient que soient faits les beaux livres : l’amour du livre et le bon sens suffisent. Si tant d’éditeurs accouchent de livres monstrueux, c’est que le bon sens est, malheureusement, la chose du monde la plus mal partagée. Format du livre, choix du papier et du caractère, composition de l’ouvrage, distribution des planches gra-vées, et jusqu’à l’encartage, tout a été conçu par Dara-gnès. Cela nous vaut un livre qui impose immédiatement le respect. Je voudrais bien écrire : l’admiration. Mais quelque effort que je fasse, si Daragnès graveur me paraît avoir fait oeuvre admirable, je ne puis partager ses conceptions d’imprimeur. Je vais dire pourquoi. Mais avant tout, je tiens à faire remarquer avec quelle perfection est imprimé ce Tristan et Iseult dans une version du xvie siècle établie par Pierre Champion. Je ne crois pas exagérer en écrivant qu’on a rare-ment imprimé aussi bien, et qu’on n’a jamais imprimé mieux. Ce livre est l’égal des plus beaux, et le Garamont de Plantin dont Daragnès s’est servi est un des caractères les plus nobles, les plus élégants qui soient sortis de l’imagination des graveurs et des fon-deurs de lettres. On peut étudier le texte à la loupe, on n’y trouvera rien qui puisse accrocher l’oeil le plus exigeant : c’est un chef-d’oeuvre d’impression. Signalons quelques traits particuliers : la ponctuation n’est pas seulement indiquée par les signes habituels (virgule, point, etc.) : de légers blancs séparent les mots des signes qui les précèdent ; les numéros de la pagination sont ,rejetés à l’angle inférieur et externe des feuillets. Mais ce qui me paraît une erreur, ce qui ,me choque, c’est L’AMOUR DE L’ART A JEAN-GABRIEL DARAGNE.S• BOIS EN COULEURS POUR  » L’ENVOI  » DU  » TRISTAN « . 67 que Daragnès, pour rappeler le manuscrit primitif, a cru bon d’entourer le texte d’un cadre bleu, de séparer les paragraphes par un trait horizontal qui va d’un bout à l’autre de la justification, coupant en deux les inter-lignes, de faire précéder les alinéas d’un petit motif imprimé ézalument en bleu, et d’insérur entre les cha-pitres des bandeaux ayant la largeur (le la justification, hauts d’environ deux centi-mètres, et comportant une suite de cocurs qui rappel-lent le can.r, marque des livres (le Daragnès. Débar-rassé de cet encadrement, de ces ligues et de ces motifs bleus, le livre eût été par-fait : tin livre moderne n’a pas à rappeler par sa forme un manuscrit du Moyen Age, il doit être et demeu-rer livre pur. Je chicanerai encore l’imprimeur pour sa page de titre, où le coeur et la devise qui l’entoure — Insila cruce cor floret —et pour la justifi-en hauteur semble occupent une place trop importante, cation du tirage qui, imprimée toute un peu trop maigre. Mais ces réserves faites, en ce qui concerne l’imprimeur Daragnès, je suis heureux d’écrire que le graveur Dara-gnès nous a donné là toute la mesure de son grand talent, et que les bois en couleurs dont il a illustré ce Roman de Tristan et d’Iscult comptent parmi les plus beaux de la gravure contemporaine. D’une virtuosité éblouis-sante, d’une complexité et d’une richesse de tons aux-quelles nous ne sommes pas habitués, rappelant dans leur modernisme aigu l’inspiration populaire, ils sont admi-rables, et font honneur à l’artiste et à la gravure française. Il est regrettable que la suite entière de ces bois n’ait pas occupé la place d’honneur dans la section française de la récente exposition internationale de la gravure sur bois, au pavillon de Marsan : les amateurs de bonnes gravures, qui sont plus nombreux qu’on ne le croit, eussent pu admirer comme il convient ces planches d’un si grand art. Je voudrais bien croire que les quatre-vingt-quinze bibliophiles qui se partagent l’édition magnifique du livre de Daragnès goûtent et admirent non seulement l’effort de l’artiste, mais aussi cette belle suite où chante l’art le plus riche, mais je n’en suis pas certain. « Cet ouvrage… a été achevé d’im-primé… le jour de la Saint-Jean, mon Patron… Que Dieu me donne assez de courage pour en faire d’autres encore, mieux s’il m’est possible » porte la justification. Cette modestie est touchante. Souhaitons aussi que Daragnès poursuive son métier d’imprimeur et de gra-veur, pour son plaisir et notre joie, et fasse le ciel que nous fassions partie des Happy feu) possesseurs de son prochain livre ! RAYMOND GEIGER. FIND ART DOC