clarté se répandit sur les toiles de M. Fautrier ; la notion de pitié le disputait à l’affirmation de l’injustice. Les fan-tômes allaient s’humanisant, prenant chair quasi tangible, des figures s’ornaient d’un merveilleux halo, des nourri-tures substantielles s’accumulaient sur des plats émetteurs de lumière et des poissons se momifiaient dans des carrés de gélatine. Mais la joie n’avait pas encore accès dans ce séjour. Autour des Christs terrifiés pesait une ambiance sursaturée de gémissements, de malédictions, et, çà et là, des mégères exposaient leurs formes tératologiques par manière de représailles, en attestation de la colère des dieux. C’est vers cette époque apocalyptique que les Éditions de la Nouvelle Revue Française, par l’entremise de M. Malraux, eurent l’excellente idée de demander à M. Fautrier une illustration de l’Enfer de Dante. Un crayon nerveux organisa quelques sarabandes de damnés aux alentours des célèbres fournaises ; ces damnés ressem-blaient curieusement aux personnages du répertoire ha-bituel de M. Fautrier. L’ensemble possède la valeur d’un bilan ; mais certaines peintures de l’ancienne manière où des corps se détachent de l’ombre comme des torches, nous paraissent chargées d’un caractère plus fantastique. Rien de mieux qu’un tour en enfer pour prendre goût à la vie. L’enquête dans le pays des âmes au châtiment parut réconforter le génie pessimiste de M. Fautrier. A la Porte maudite, il prit de l’espérance, et sa palette s’enrichit de couleurs étonnantes, subtiles, malaisées à déterminer. La lumière peut-être l’emportera sur les ténèbres. La manière de M. Fautrier est maintenant plus alerte. Des toiles représentent des éléments potagers qui semblent se presser vers un sabbat joyeux au-dessus des nuages ; les fruits se gonflent d’une sève nourrissante, les feuillages, les légumes verts assimilent gloutonnement la chloro-phylle, et les personnages se parent d’attributs plus ai-mables. La chair est vantée dans sa forme et sa matière ; celle-ci paraît immatérielle, grâce à une intéressante tech-nique de peinture qui fait songer au pastel. La dernière créature que je vis tenait dans sa main une fleurette. Quoi qu’il advienne de son évolution, l’art de M. Fautrier conser-vera un caractère ample, fait de gravité, de rudesse ; ce n’est pas vainement qu’un talent prend sa force au plus profond des ténèbres. TALENT OU GÉNIE? par JACQUES-ÉMILE BLANCHE Un Russe me disait qu’il faut avoir moins de talent que Bourdelle n’en possédait, pour être un vrai génie. Cette boutade contient, comme tout paradoxe, une parcelle de justesse, mais elle est trop ingénieuse en tant que défini-tion de l’art de ce maître sculpteur. Toutefois, ne serait-ce Pas autour de cette opposition du génie au talent, qu’il siérait d’épiloguer dans maints cas, aujourd’hui où des artistes semblent agir sur nous en quelque sorte magnéti-quement, comme la présence d’une force mystérieuse que nous subissons sans en connaître la nature ? Tout ce que l’on a écrit et déclamé sur les ouvrages de Bourdelle, son talent, sa supériorité sur ses confrères laurés et médaillés se justifiait certes, mais s’est-on assez in-quiété d’extraire l’élément authentique, qui lui appartenait en propre, des emprunts (pour ne pas dire du pastiche, ou de I’ e à la manière de s) auxquels inconsciemment sa mémoire et sa facilité le prédisposaient ? Si le succès auprès des littérateurs l’eût moins in-toxiqué, je crois démêler le bon décorateur pour archi-tectes, le modeleur de bustes probes qu’il fût devenu. Mais l’attitude lyrique d’un Victor Hugo tendant l’oreille à ses voix intérieures tel que le grand Rodin l’a figuré dans son monument, Bourdelle l’adopta. Il vécut sur un promontoire 6 dominant les éléments déchaînés, communiquant d’égal à égal avec les génies du ciel et de la terre ; penseur profond, portraitiste d’une race de héros ; interprète désigné des éternels mythes de l’humanité, depuis Adam jusqu’à Mickiewicz — à la fois Leconte de Lisle, Michelet et Tagore, pétrissant la glaise dans Ménilmontant. Terrible mission où de mauvais avocats avaient auparavant con-seillé à Rodin déjà de s’aventurer, et où celui-ci faillit se compromettre. Son talent de sculpteur — mettons son génie — sa sensualité aussi, le sauvegardèrent. Son ancien s praticien e, le tailleur de pierre A.-Émile Bourdelle, instruit par son père tourneur sur bois à prendre des me-sures, à manier le compas et le fil à plomb, excellent ar-tisan de la vieille province française, aurait dû se dévelop-per dans la ligne de ses ancêtres, être un imagier populaire, le collaborateur de l’architecte. Mais l’architecture se trouvait languir dans une période de stérilité ; une seule fois, grâce aux frères Perret, Bourdelle ayant un but bien défini à atteindre, il donna sa mesure dans les panneaux de marbre — où il pense à la fois à Angkor, à Ninive et aux ballets russes — et les amusantes fresques du Théâtre des Champs-Élysées. Près de ce monument s’en dresse un autre : le mémo 1 D ART DOC