avec le fleuve. Il brunit le corps de l’homme à la pierre noire et l’encercle d’un trait décisif. Cette oeuvre nous donne une clé : le fleuve est un fleuve de Rubens. Rubens est un des créateurs de la peinture moderne. Il n’est guère de maître, grand ou petit, qui jusqu’à nos jours ne l’ait pillé. Mais Renoir seul a développé ses possibi-lités essentielles : cette création formelle dans le sens de la nature (sens = direction = vecteur = force). Ainsi cette oeuvre est un symbole. Son vrai titre est, à la manière du Dialogue des Morts : s Renoir descendant aux enfers accueilli par Rubens s. L’emploi que Renoir fait de la matière de la sanguine confirme ce que nous avons déduit de la simple analyse des formes. Seul Renoir a senti et développé toutes les propriétés de ce procédé Pour dessiner, les peintres disposent de deux catégories de matières : celles qui incisent une ligne sur le papier, celles qui s’écrasent en une tache. La sanguine joint à cette dernière propriété d’être une matière fongible (parce que grasse, si grasse qu’on peut tirer des estampes — les contre-épreuves —d’un dessin à la sanguine) et une matière colorée. Il est curieux de constater que ces deux propriétés essentielles ont été presque ignorées jusqu’à Renoir (Corrège et surtout Le Guerchin ont pressenti la première), Watteau utilise seulement la propriété d’écrasement (qui est commune à la sanguine et à d’autres matières), ce qui est conforme à son tempérament, car Watteau estime son rôle créateur terminé avec la suggestion sensible des valeurs, sans se préoccuper de la forme elle-même. Fra-gonard et Chardin dessineront de la même façon. Mais il est remarquable que tous les autres dessinateurs du xvIiie siècle, comme Hubert Robert et même Fragonard dans ses paysages, qui dérivent de Boucher (lequel des-sine comme Le Brun), continuent à dessiner à la façon classique, c’est-à-dire au trait, même avec la sanguine, employant ainsi cette matière au rebours de ses qualités propres. Or Renoir, quand il commence à employer la sanguine, dessine parfois comme Watteau, et le plus souvent comme Boucher. La Marchande d’oranges, où Renoir emploie encore la hachure académique pour les ombres (c’est-à-dire là où il semble que la tache soit le plus indiquée), a, comme beaucoup de dessins du xwile siècle, un aspect sec, scolaire et banal. Mais bientôt Renoir comprendra tout le parti qu’il peut tirer du procédé. Quelle joie de pouvoir dessiner avec de la chair et du sang ! Il a tellement assimilé les qualités fongibles de cette matière qu’il finira par peindre à la sanguine. Le Jeune Enfant marchant n’est plus un dessin, c’est une peinture. Établi à la pierre noire, à la sanguine, et rehaussé de gouache blanche, il est d’ailleurs achevé comme une peinture. La gouache qui délaye la sanguine fait de celle-ci un jus qui permet à Renoir de nuancer la teinte du mauve tendre au rouge vif, comme il ferait d’une couleur à l’huile. Et c’est bien une couleur, une couleur sanguine, car cet enfant, rouge comme un homard, suggère la qualité sanguine de la chair d’un bébé — ce qui est le propre de la peinture — et non sa transposition graphique dans une teinte rouge conventionnelle, choisie arbitrai-rement — ce qui est le propre du dessin. Si nous examinons maintenant le graphisme de ces sanguines, nous constatons comment, au rebours de la création d’Ingres, la création de Renoir est spontanée. Pendant qu’Ingres s’empêtre dans ses divinités hindoues à douze bras, Vénus naît toute parée de l’imagination de Renoir (il disait d’ailleurs que le modèle n’était là que pour l’exciter). Voyez la sanguine du Jugement de Pâris. La cadence rythmique, la modulation des formes sont jetées sur le papier d’un seul jet. Renoir a non seulement le pressentiment de la forme qu’il va créer, mais celui des moyens qui conviennent à son expression. La tache de sanguine et le rehaut de blanc viennent juste là où il faut. Ce dessin enchevêtré est un dessin sans repentir. Cette spontanéité fait de Renoir un des plus grands créateurs formels. Le Jugement de Pâris (1914) semble d’ailleurs être déjà comme un résumé de l’art de Renoir, son vrai testament, plus encore que les Deux Nymphes du Louvre : trois formes en une, deux trois quarts faciaux, un trois quarts dorsal. C’est presque les Trois Grâces de Raphaël. Remarquez-le, pas de face ni de profil, c’est-à-dire pas de plan, rien que des volumes. Les dessins de Renoir sont assez nombreux. S’ils ne le sont pas plus, c’est parce que cette technique était péni-ble au vieux maître perclus. Je vois, dans ce goût de dessin, la volonté d’une forme, qui sépare nettement Renoir de l’impressionnisme (pas de dessin chez Monet, destructeur acharné de la forme). Affirmer d’ailleurs que le Renoir de la dernière période est impression-niste parce qu’il fluidifie les contours, c’est croire qu’il n’y a pas d’autre manière de dessiner, de construire une forme, que par le contour. Or il en existe une autre : par les diamètres, c’est-à-dire par les lignes de force. Les deux procédés sont aussi anciens que l’homme : on les trouve tous les deux dans l’art préhistorique. Comme Rubens, Renoir dessine par les diamètres. la forme de Renoir est donc comme celle de Rubens, dynamique. Mais le dyna-misme de Rubens est un dynamisme « vectoriel s, qui procède par puissantes lignes de force. Le dynamisme de Renoir est un dynamisme ondulatoire qui procède par propagation de la forme. Voici donc à nouveau l’impressionnisme qui montre ses oreilles? Non. Par rapport au module humain, l’impressionnisme est immobile ; le mouvement qui l’anime est un mouvement oscilla-toire qui revient sans cesse sur lui-même, mouvement 9 FIND ART DOC