c’est de garder sa fraîcheur. Prolongée, elle fatigue, elle importune. La réussite extraordinaire de Matisse a été de ne jouer que de sensations colorées vives, sans faire payer au spectateur la rançon de satiété, puis de lassitude. Comment y parvenir? En créant auprès de la sensation, une source de repos où elle se retrempera; une couleur reste fraîche sur du noir ou du blanc, parce que la sensation de lumière colorée alterne avec une sensation incolore. Plus délicat, le problème reste le même pour deux sensations colorées. Il faut qu’elles fassent diversion l’une à l’autre. L’ceil selon la théorie admise de Young, perçoit la couleur par trois faisceaux nerveux, dont l’excitation crée respectivement les sensations de violet, de vert, de rouge (et non de bleu, jaune, rouge que Chevreul croyait les couleurs simples). Une couleur servira donc de repos à une autre si elle excite un nerf différent; d’où la vieille théorie des complémentaires. Elargissons encore la question : c’est lieu commun de psychologie qu’une jouissance ne reste fraîche que si elle alterne avec une jouissance d’ordre opposé qui en délasse. Cette vérité ne suffit pas à expliquer Matisse, mais une des sûretés de l’art de Matisse, c’est d’y être conforme (7). A envisager ce point de vue, l’habileté (fût-elle spontanée) d’un de ses tableaux est extraor-dinaire. Tenons-nous en à un exemple déterminé : laRobe Jaune de 592 t (frontispice). C’est un jeu complexe à l’infi-ni où chaque sensation colorée, chaque système harmo-nique, voisinent avec la contradictoire qui leur ménage un repos. Le ton est posé aussi pur que possible; de même des impressionnistes, direz-vous; et pourtant leurs toiles n’ont pas en plus ce pouvoir d’éternelle fraicheur; c’est qu’ils ne se servaient que de couleurs pures et qu’ils proscrivaient cette diversion providen-tielle des noirs et des blancs, incolores. Matisse, non. Certes, Manet et Degas, dans l’ordre pictural, l’avaient fait avant lui; et, dans l’ordre décoratif, la subtile sensibilité orientale (ces bleus, ces rouges ou ces verts intenses posés sur le blanc des faïences musulmanes du xvte siècle). Et qu’importe! (8) Appliquer efficace-ment un principe c’est proprement le recréer. Ici, la tenture du fond à gauche pose avec netteté des ponctuations bleues ou vertes sur fond blanc; système inverse dans le tapis où le fond est noir. Par endroits, une fleur, la chevelure rafraîchissent la tiédeur des couleurs du froid d’un blanc, d’un noir purs, air vif entrant dans une serre surchauffée. Même rythme d’alternance entre les systèmes harmoniques : la tenture de gauche, le bouquet sont des harmonies de choc où le plaisir rebondit de couleurs à couleurs nettement différentes; au contraire, la cretonne de droite avec ses tons opposés encore, mais amortis, éteints dans la somnolence d’une demi-IO teinte commune, réalise une harmonie de fusion ; le tapis enfin présente une harmonie de variations d’un ton unique, modulé en bleu violacé et lie de vin. Et ainsi à l’infini : il faut du laid pour soutenir du beau et, miracle de Matisse, les couleurs sales et pénibles comme le marron, utilisées par lui en alter-nance avec tous ces tons colorés, apporteront une saveur nouvelle, tel ici le sol. La technique même répudie l’uniformité mono-tone : cette fragmentation des tons par laquelle il évite l’ennui des à-plats noirs ne pourrait-elle pas provoquer le papillotement agaçant de l’impres-sionnisme? Une vaste tache jaune, étendue et vive, la robe au centre du tableau pare à ce danger. Aussi aucune couleur n’est impossible dans un tableau de Matisse, car la sûreté de sa sensibilité lui ménagera, tout proche, le correctif nécessaire. Ainsi les harmonies de Matisse sont-elles variables à l’infini, et d’un certain point de vue, c’est un avantage qu’il reprend sur les créateurs  » lyriques « , dont j’ai parlé, Rem-brandt, Delacroix, ou sur un plan moins élevé, Prud’hon, ou Vlaminck, en notre temps. En effet, leurs harmonies colorées gardent un principe d’iden-tité permanent, un caractère de nécessité, opposé à celui de disponibilité (au sens gidien) de Matisse, car elles sont déterminées par une constante, la réalité intérieure, l’âme dont elles sont avant toute chose un procédé de traduction. Un tableau de Matisse est plutôt un cycle d’har-monie qu’une harmonie. Voyez de même l’Odalisque du Luxembourg, — ou encore celle au Turban blanc : à droite couleurs tranchées, rouge, bleu sur blanc; à gauche trémolo assourdi du même ton beige, verdâtre dans la bande proche du corps, violacé dans la bande extérieure; au centre, harmonie  » incolore  » turban blanc, cheveux noirs. L’art de ce  » révolutionnaire  » apparaît avant tout comme un art d’équilibre, équilibre parfois compromis dans des tentatives de jadis pour mieux assurer celui d’aujourd’hui. Rien n’est à renier de sa carrière : tout est venu à son heure comme tout dans son tableau respecte l’importance et la place nécessaires. Les facultés du peintre obéissent même à une harmonie d’ordre spirituel, une proportion des dons où se reconnaît l’art français : sensibilité subtile, attentive aux sensations dont l’enrichit le réel, et inventive, ‘— mais toujours lucide, où le contrôle de l’esprit donne à l’émotion non un carac-tère fugitif, mais une sûreté, une certitude, analogues à celles que procurerait une méthode. La parole de Matisse fait écho à Delacroix, concevant le génie  » suivant une marche nécessaire et contenue par des lois supérieures  » quand elle définit l’artiste :  » un homme assez maître de lui pour s’imposer une discipline…, capable d’organiser ses sensations « . Et que viennent donc faire ces séniles clameurs sur l’art français en péril?