NOTES SUR L’EXPRESSION TRAGIQUE EN PEINTURE, A PROPOS D’OEUVRES RÉCENTES DE ROUAULT L’homme dont la mort — consciemment ou non — oriente la pensée, n’est nullement une sorte de désespéré. La mort donne à la vie une couleur particulière — ce qui suffit; elle ne tend pas à la lamentation mais à l’absurde. Je suis sûr qu’elle obsède M. Rouault de la façon la plus menaçante. Il n’y a pas aujourd’hui d’oeuvre plus dénué d’amour que l’oeuvre profane de ce peintre chrétien; comme si l’amour, pour celui qui entretient avec le monde les rapports qui sont ceux de Rouault, ne pouvait s’expri-mer que par la figure du Christ. Le Christ — et non pas Dieu — délivre de l’absurde ceux qui croient en lui. D’autres, plus qualifiés, parleront des tableaux chrétiens de Rouault mieux que moi. Je veux pourtant marquer que l’en-semble de ses toiles, son monde, me semble fermé, incompréhensible, si l’on ne veut s’efforcer de l’atteindre à travers quelques-uns des plus grands problèmes humains. Sans doute, tout grand peintre impose de lui-même des interprétations différentes, pré-cisément parce qu’il est grand ; mais je suis surpris chaque fois que je vois rapprocher Rouault de Daumier. Ils me semblent à l’opposé : il n’y a pour Daumier qu’un monde, celui de l’homme : de Don Quichotte à Sancho, de celui qui com-pense par ses rêves la faiblesse des dieux à celui qui la compense par lui-même (en passant par les juges et les bour-geois) mais en se tenant toujours dans le particulier, dans le domaine individuel ou professionnel ; son art est une recherche de possession. Daumier est maître du modèle : il veut le traduire, et le dominer en le tra-duisant. Malgré ce qu’on appelle, bien à tort, le « pittoresque » des sujets de Rouault, le modèle, pour lui, n’existe pas : il est une possibilité, il est ce que fera de lui l’écriture, cette écriture de Rouault, tantôt épaisse et dure, tantôt écrasée comme celle des vitraux de Chartres. Chaque être se réduit là à ce qu’il peut être après une médi-tation tragique sur lui-même. Et sous cette trinité de parodies : la fille, le pitre, le juge, sous toutes ces figures amères, appa-rait la grande ombre du cimetière de Bâle qui met soudain son nom sur cette Danse de Mort. Rien ne saurait mieux montrer à quel poin tl’ceuvre de Rouault est peu soumie au monde extérieur que le rapprochement des toiles du peintre et des hommes. Il y a, au Palais, des juges de Daumier, en Espagne des saltimbanques de Goya, en banlieue des paysages de Vlaminck; il n’y a ni juges, ni filles, ni clowns de Rouault hors de ses toiles, comme il n’y eut jamais de person-nages de Grünewald. Ce ne sont pas des êtres humains, ce sont des signes par lesquels un homme se libère, des exorcismes Et non pas des signes d’ordre plastique : Rouault n’est pas un homme qui voit, c’est un homme qui est. Ici Rouault s’oppose à presque tous les peintres de son temps. Il n’attend pas des couleurs un équilibre, mais une signi-fication; son art ne s’exprime pas en fonction du mot beau, mais du mot être. Comme Michel-Ange élevait contre la revendica-tion de la poussière des morts les figures surhumaines des sybilles, Rouault s’efforce d’élever contre elles la contemplation de la bassesse humaine et de la charité du Christ. Acte personnel, oeuvre de raison, qui ne concerne en rien le spectateur; oeuvre de muet, peut-être masochiste, que 5 FIND ART DOC